Le point sur le journalisme d’investigation en Roumanie avec Mihai Voinea, cofondateur et rédacteur en chef du média Recorder…
Comment le journalisme d’investigation évolue-t-il en Roumanie ?
Je voudrais d’abord mentionner que les journaux et la télévision couvrent plutôt bien l’actualité quotidienne. Mais ce journalisme davantage qualitatif auquel vous faites allusion, celui du temps long, avec des reportages et de l’analyse a beaucoup manqué. Heureusement, il renaît depuis sept, huit ans, par le biais de publications indépendantes comme Rise Project, Casa Jurnalistului, Să Fie Lumină et, bien sûr, Recorder. Il y a dix ans, le journalisme d’investigation était quasiment mort dans le pays. Je crois que les enquêtes de Gazeta Sporturilor après le drame du Colectiv, en octobre 2015, ont aussi contribué au changement ; qu’un quotidien sportif publie ce genre d’enquêtes, ça a été un déclic pour de nombreuses rédactions.* Pour autant, je crois qu’il y a une marge de progression concernant l’investigation en Roumanie. Après chaque enquête importante que l’on publie, nous recevons des centaines de messages de la part de gens qui, partout dans le pays, signalent de nouveaux sujets. Cela donne l’impression qu’il y a énormément de problèmes qui auraient besoin d’être fouillés et documentés par des journalistes.
* Sur ces enquêtes, lire nos deux précédents entretiens avec le journaliste Cătălin Tolontan et le réalisateur Alexander Nanau :
https://regard.ro/catalin-tolontan/
https://regard.ro/alexander-nanau/
Quels sont les sujets qui, selon vous, ne sont pas suffisamment explorés par les médias roumains ?
C’est difficile à dire. J’ai remarqué que les coupes illégales des forêts soulèvent un énorme intérêt de la part du public. On en parle, mais peut-être pas suffisamment. Même chose pour les problèmes liés au système de santé, à la construction d’infrastructures ou aux projets dans les zones rurales. Il y a beaucoup d’irrégularités, les gens nous interpellent et nous disent : « Venez enquêter chez nous, regardez ce qu’ils ont fait. » À mon sens, la progression de l’investigation va de pair avec cette progression de l’audience. Et petit à petit, un public plus nombreux, plus conscient, permettra de mieux financer le journalisme d’investigation.
Précisément, pensez-vous que le modèle par abonnement, c’est-à-dire faire payer les lecteurs pour qu’ils aient accès à une information de qualité, est aujourd’hui viable en Roumanie ?
Dans le cas du journalisme d’investigation, on s’est rendu compte que les gens ne donnent pas seulement pour eux, ils ne donnent pas seulement pour un abonnement avec un accès réservé. À Recorder, on fonctionne selon un système de dons. Nous avons environ un millier de contributeurs récurrents qui apportent chaque mois une somme fixe, pour deux mille qui paient ponctuellement en fonction des articles publiés sur notre site. Notre public est issu de la classe moyenne, il est éduqué et sait comment fonctionne le journalisme. Il sait que les reporters qui ont un salaire fixe et un certain confort financier ont la possibilité de passer du temps sur le terrain, et donc davantage de chances de révéler des choses intéressantes. Ce public est prêt à payer pour des articles disponibles en libre accès, et pour les enquêtes en particulier, parce qu’il se rend compte que cela peut contribuer à un changement en bien de la société. Il ne veut pas uniquement payer pour être seul à pouvoir lire une enquête ; il veut payer pour que l’investigation existe et puisse être accessible au plus grand nombre, et pour que les choses changent.
Propos recueillis par Sylvain Moreau.