Cătălin Tolontan est journaliste et le coordinateur éditorial de Gazeta Sporturilor et de Libertatea. Il est connu pour ses enquêtes sur le système de santé, notamment suite à l’incendie du club Colectiv (*)…
Quel est l’état du journalisme d’investigation en Roumanie ?
Il existe aujourd’hui beaucoup de petites plates-formes alternatives. Malheureusement, leur travail admirable et souvent excellent n’est pas suffisant. Un pays relativement grand comme la Roumanie, avec près de 20 millions d’habitants et 40 départements, devrait produire un journalisme d’investigation plus étendu et davantage ancré dans le territoire. On ne doit pas nous, la presse « mainstream » (**), laisser les médias alternatifs s’occuper tout seuls des enquêtes. Les politiques ne peuvent être mis sous pression que si ces investigations sont réalisées par les grandes rédactions nationales ou régionales. C’est la raison pour laquelle nous avons introduit des investigations approfondies dans Gazeta Sporturilor, un journal sportif, et Libertatea, un tabloïd. De fait, venir du journalisme sportif, souvent considéré comme un journalisme de seconde classe, a été un avantage ; nous avions déjà réalisé des enquêtes compliquées, par exemple sur le dopage, et nous savions faire face à la pression et aux critiques des lecteurs, car il n’y a pas plus passionnés que les supporters. Surtout, le plus important est que nos lecteurs aient confiance en nous. Avec un journal sportif, il n’y a pas de biais partisans.
(*) Le 30 octobre 2015, l’incendie de la discothèque Colectiv à Bucarest a fait 64 morts et plus de 150 blessés. De grandes manifestations ont suivi ce drame, dénonçant le lien entre la corruption et cet incendie. Elles ont mené à la démission du gouvernement de Victor Ponta.
(**) Les médias « mainstream », ou médias de masse, sont ceux qui potentiellement influencent un grand nombre de personnes.
Vous avez accepté d’être filmé par Alexander Nanau pour le documentaire Colectiv (*). Pourquoi est-il essentiel de montrer au grand public comment se fabrique l’information, comment se fait le journalisme d’aujourd’hui ?
À mon sens, il est important de montrer que nous sommes des êtres humains vulnérables, imparfaits, et qu’on fait un travail qui n’a pas la prétention d’être héroïque. Les vrais héros, ce sont d’abord les lanceurs d’alerte (**). Notre travail en lui-même ressemble à beaucoup d’autres métiers, il peut être très stressant, et il a surtout des règles qui ne peuvent pas être enfreintes. Concernant Colectiv, au début je ne souhaitais pas être filmé, et ce pour des centaines de raisons, mais j’ai finalement accepté par exaspération, parce que le travail de journaliste n’est plus compris et qu’il y a une culture générale de dépréciation du journaliste. Pour être tout à fait honnête, je pense que c’est aussi en partie de notre faute, à nous les journalistes. Sur les vingt dernières années, on a trop facilement cédé à la pression du public, notamment via les réseaux sociaux, beaucoup plus qu’à celle exercée par les patrons de presse, le gouvernement ou les entreprises. On a eu peur de contredire les gens, on a eu peur de donner des informations qui dérangent leur conception du monde ou qui pourraient contredire leurs opinions, alors que c’est la base de notre travail. Il est impératif de faire la différence entre les désirs et les besoins du public, et surtout de répondre à son besoin d’être informé.
(*) Au bouclage de cette édition, Colectiv, déjà récompensé par le prix du meilleur documentaire par l’Académie européenne du cinéma en décembre dernier, était sur la liste des possibles nominés aux Oscars.
(**) Un lanceur d’alerte est toute personne qui a pris connaissance d’un scandale ou d’un danger particulier et qui en informe un ou plusieurs médias.
Comment aller au-delà de la dénonciation pour que les choses changent vraiment ? Comment le journalisme pourrait accompagner la société civile dans sa mutation ?
Je ne pense pas que ce soit aux journalistes de faire ça. Je crois vraiment au rôle social de chacun. Cela m’inquiète quand je vois que nous sommes tentés de devenir des activistes. Il n’y a rien de mal à être activiste, mais on ne peut pas être journaliste et activiste en même temps. Parce que sinon, qui va raconter l’objectivité ? Le gros problème, c’est que les jeunes générations sont moins attirées par le journalisme. Dans les années 1990, en Roumanie, il y avait deux domaines qui attiraient les jeunes talents : la publicité et le journalisme. Aujourd’hui, ce sont les ONG qui attirent les personnes les plus créatives et les plus instruites. Mais ce n’est pas leur faute, le travail de journaliste est moins glamour et moins bien payé qu’avant.
Propos recueillis par Marine Leduc.