Entretien réalisé le mardi 6 mai dans l’après-midi, par téléphone et en roumain.
Longtemps érigée en socle moral et culturel, la famille traditionnelle roumaine continue d’occuper une place centrale dans l’imaginaire collectif. Décryptage avec Zenobia Niculiță, psychologue spécialisée dans le milieu familial…
Pourquoi l’image de la famille traditionnelle reste-t-elle si dominante en Roumanie ?
D’un côté, il existe une pluralité de modèles familiaux qui coexistent : la famille nucléaire urbaine, composée du couple avec ou sans enfants, la famille élargie rurale, la famille transnationale avec un ou les deux parents résidant à l’étranger, ou encore la variante monoparentale. De l’autre, dans l’imaginaire collectif, un seul modèle semble effectivement exister, celui de la famille traditionnelle composée d’un père protecteur, d’une mère dévouée et d’enfants obéissants. Un modèle ancré dans un idéal de stabilité, de respect des anciens et d’unité intergénérationnelle. Ce décalage entre la réalité et cet idéal met en exergue une forme de dissonance cognitive collective. Face à l’éclatement progressif du modèle historique, la société roumaine semble recourir au déni comme mécanisme d’adaptation, et ignorer la transformation en cours pour mieux préserver une identité perçue comme menacée. Dans les campagnes notamment, les structures multigénérationnelles persistent, bien que souvent éloignées physiquement. L’idéal familial demeure ainsi un pilier symbolique, bien que caduque, dans une société en pleine transition*.
* Comme en témoigne l’échec du référendum de 2018 contre le mariage gay (ndlr).
Une famille traditionnelle idéalisée qui est régulièrement instrumentalisée dans le discours public…
Le modèle de la famille traditionnelle roumaine, érigé en bastion identitaire, est effectivement devenu un outil rhétorique au service d’agendas politiques conservateurs. Présentée comme étant « en danger » face aux forces perçues comme progressistes – Union européenne, mondialisation, minorités sexuelles, etc. – elle est mobilisée pour susciter la peur, le rejet, ou encore la nostalgie. Cette stratégie réveille des émotions primaires, comme le dégoût ou l’anxiété, qui vont à leur tour influencer de façon radicale les jugements moraux. Le discours dominant exploite cette sensibilité pour fédérer un électorat autour d’un ennemi commun, qu’il soit imaginaire ou exagéré. Or, cette manipulation a un coût : stigmatisation des familles non conformes, invisibilisation des réalités alternatives, culpabilisation des mères célibataires ou des couples divorcés. En jouant sur le décalage entre valeurs affichées et vie réelle, ce discours crée une fracture entre l’expérience intime des Roumains et les représentations imposées par l’espace public. Ce phénomène contribue largement à alimenter le mal-être, la honte et la marginalisation de certains.
Comment les jeunes réagissent-ils ?
La famille traditionnelle roumaine est de plus en plus instrumentalisée dans les discours politiques et médiatiques comme un rempart face aux dérives supposées de la modernité. Cette représentation s’inscrit dans une rhétorique identitaire largement relayée par la manosphère* notamment, qui surfe abondamment sur la peur, la nostalgie ou le dégoût moral. Et elle désigne des responsables de cette prétendue décadence : le féminisme, les luttes pour l’égalité des genres, l’influence occidentale, ou encore les minorités sexuelles. Dans ce contexte, la masculinité est dépeinte comme une identité menacée qu’il s’agirait de restaurer dans sa version la plus autoritaire et conservatrice. Cette vision attire particulièrement les jeunes hommes en perte de repères, déstabilisés par les transformations sociales contemporaines. Certaines figures de la manosphère, emblèmes d’une virilité agressive, offrent un modèle séduisant fondé sur la domination et la réaffirmation des rôles familiaux conservateurs. Ainsi, l’idéalisation de la famille devient le vecteur d’une contre-offensive idéologique qui rigidifie les normes de genre, et renforce les tensions sociales et générationnelles.
Propos recueillis par Charlotte Fromenteaud (06/05/25).
* Communauté d’hommes se rassemblant sur Internet, le plus souvent sur des forums et des réseaux sociaux, pour échanger sur la condition masculine et les diverses difficultés que les hommes rencontrent avec les femmes, individuellement ou collectivement, de même que sur leurs différences avec elles. Source : vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca
Note :
Cet entretien suit notre échange avec la psychologue Raluca Petru édité dans l’édition précédente (« Regard, la lettre » du samedi 26 avril 2025) : https://regard.ro/raluca-petru-2/