Entretien réalisé le mercredi 16 mars en début d’après-midi, par téléphone et en roumain (depuis Chişinău).
Veaceslav Ioniță est économiste, enseignant à l’université de Chişinău, la capitale de la république de Moldavie. Il revient ici sur la fin de l’embargo russe des fruits moldaves qui a été annoncé récemment, en pleine guerre russo-ukrainienne…
Que pensez-vous de la décision russe de lever les restrictions sur les fruits moldaves ?
Selon moi, cela relève surtout d’une action de relations publiques. Il s’agissait de montrer que la Moldavie était un pays ami, et de renvoyer l’ascenseur. N’oubliez pas que Chişinău n’a pas annoncé soutenir les sanctions à l’égard de la Russie, le pays s’est déclaré d’une certaine manière neutre. La fin de l’embargo révèle aussi que la Russie a besoin de nous. Mais attention, il s’agit d’une décision n’ayant pas une grande portée, cela ne résout pas grand-chose dans les faits pour les producteurs moldaves. Les restrictions ont disparu mais se posent désormais d’importants problèmes de logistique ; il fallait deux jours auparavant pour gagner Moscou, avec la guerre cela prendra désormais une semaine. La route est beaucoup plus longue et l’essence a augmenté. Autre souci : comment vont s’effectuer les transferts d’argent ? Aujourd’hui, personne ne le sait… Ceux-ci se font d’ordinaire en dollars, ce n’est plus possible. Par ailleurs, le rouble s’est fortement déprécié. Tout est plus compliqué.
Cela ne se traduira donc pas par une grande bouffée d’oxygène pour les producteurs moldaves…
Il y a aujourd’hui 120 000 tonnes de pommes qui sont dans les frigos de nos producteurs à cause des restrictions ; l’an passé, elles n’ont pas trouvé preneur. Cet excédent représente un cinquième de la production du pays. Et même après la levée de l’embargo, la probabilité de l’écouler en Russie est très faible, à mon avis seule la moitié va partir. Le reste sera utilisé pour faire du jus de pomme. C’est une perte énorme, un vrai coup dur pour l’industrie. De façon globale, la république de Moldavie exporte désormais peu vers la Russie, la part totale de nos exportations vers ce pays s’élève à 10%. Mais pour les fruits, c’est une tout autre histoire… 95% de nos exportations de pommes sont destinés au marché russe. Pour les abricots, les prunes, le raisin ou encore les pêches, nous sommes plutôt aux alentours de 50%. Ces exploitants agricoles n’ont en réalité jamais vraiment cherché d’alternatives, et ce même dans le contexte des restrictions russes sur nos fruits à partir de 2014. Pour rappel, celles-ont été mises en place par le Kremlin en réaction à l’accord de libre-échange entre la Moldavie et l’UE. De fait, ces restrictions, sanitaires et douanières, entre autres, étaient plutôt un embargo déguisé. Il y a bien eu des exportations même après 2014, mais leur volume a été diminué par trois, et ce dès la première année.
Comment faire pour réduire cette dépendance ?
Nos gouvernements n’ont jamais évoqué de changement structurel. Prenez nos pommiers, ils ne sont pas adaptés au marché européen. Aujourd’hui, nous avons le droit d’importer des pommes de l’UE, mais nous ne pouvons pas produire ni vendre de pommes vers l’UE, nos pommiers ne figurant pas dans le catalogue validé par Bruxelles. Par ailleurs, cela nous bloque d’emblée pour accéder aux fonds européens. Comment voulez-vous alors concurrencer des pays comme la Pologne ? Pourtant, nos exploitations auraient bien besoin de soutien, notamment afin de se moderniser. Des dizaines de milliers de familles moldaves travaillent dans le secteur, mais très loin des standards européens. 20% de nos vergers sont plus ou moins modernes, équipés de systèmes d’irrigation et de protection contre les intempéries. Mais la plupart restent très dépendants des conditions climatiques, notamment des sécheresses et de la grêle. Et puis il y a cette sorte d’habitude de travailler avec la Russie. On peut, bien sûr, noter quelques exceptions ; suite à la levée des restrictions, certains producteurs ont déclaré publiquement ne rien vouloir vendre à la Russie tant que Poutine sera au pouvoir. Ceci étant, il faut avouer que la plupart de nos exploitants agricoles sont plutôt pro-russes. Je dirais qu’ils commencent tout juste à comprendre que cela pose quelques difficultés, et qu’il faudrait parvenir à réduire cette dépendance.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.
À lire ou à relire en complément de cet entretien, notre discussion d’il y a deux semaines avec Igor Munteanu, expert moldave en politiques publiques (« Regard, la lettre » du samedi 19 mars 2022) : https://regard.ro/igor-munteanu/. Il y parle notamment de l’évolution de l’économie moldave depuis l’accord de libre-échange de 2014 entre la république de Moldavie et l’UE.