Entretien réalisé le lundi 26 juin dans la matinée, par téléphone et en roumain.
Après une première rencontre en novembre 2021, nous avons à nouveau discuté avec Silvia Tăbușcă, consultante en matière de lutte contre le trafic de personnes et le crime organisé, et professeure à l’Université américano-roumaine de Bucarest…
Lors de notre précédent entretien, vous dressiez un bilan plutôt sombre des progrès pour combattre le trafic de personnes en Roumanie, bien qu’il y ait eu des avancées suite aux pressions de la communauté internationale et de la société civile. Comment les choses ont-elles évolué ?
Malheureusement, la situation reste problématique. Il est vrai que le gouvernement a promulgué une loi censée améliorer le mécanisme national pour l’identification des victimes du trafic de personnes, mais en dépit des appels de la société civile, cette loi ne couvre pas les victimes mineures. C’est un mécanisme qui s’occupe uniquement des adultes, alors que plus de 50% des victimes sont des enfants ou des adolescents. Aujourd’hui, en 2023, la Roumanie n’a donc aucun instrument qui accorde de l’assistance aux mineurs victimes de trafics. Selon des rapports nationaux et européens, plus de 75% d’entre eux sont exploités sexuellement. On ne saurait dire comment il est possible qu’un gouvernement reste ainsi impassible, tout en sachant que chaque année, plus de 250 enfants roumains tombent entre les mains des trafiquants. Il s’agit de mineurs abusés parfois une vingtaine de fois dans la journée et auxquels la Roumanie n’offre aucune prise en charge pour surmonter le trauma. Dans ses discours, la classe politique affirme faire de la lutte contre le trafic de personnes une priorité. Mais en réalité, les mesures adoptées s’avèrent inefficaces.
Dans quelle mesure les vagues de réfugiés qui arrivent en Roumanie, d’Ukraine et d’Asie notamment, empirent la situation en ce sens qu’ils peuvent eux aussi tomber sous l’emprise des clans mafieux ?
Avant même que la guerre en Ukraine n’éclate, les groupes ukrainiens de criminalité organisée étaient en troisième position dans le classement des réseaux mafieux non européens présents en Europe, après les Chinois et les Nigérians. Ceci étant, il est certain que les conflits alimentent le crime organisé et le trafic de personnes. Mais, encore une fois, la Roumanie s’avère incapable de combattre le phénomène. L’une des explications serait la pénurie de ressources humaines au sein de la Direction d’investigation des infractions du crime organisé et du terrorisme, la DIICOT. Quoi qu’il en soit, il est clair que les vagues de réfugiés n’ont fait que multiplier le nombre de victimes.
Un rapport récent du Département d’État américain (1) déplore notamment les carences du système judiciaire roumain, et parfois même la complicité des autorités dans les trafics. Quelles sont les deux, trois mesures essentielles qui devraient être mises en place dès maintenant ?
Mise à part la pénurie en termes de ressources humaines, il faudrait une volonté politique réelle pour lutter contre ce fléau. Or, suite aux changements législatifs intervenus ces dernières années, 600 dossiers ouverts pour des cas de trafic de personnes risquent d’être classés sans suite (2). Cela fait autant de groupes mafieux en liberté. D’ailleurs, je pense que dans son rapport, le Département d’État américain faisait allusion au chef de la police de Mizil, directement impliqué dans un réseau de trafic de mineurs et qui a échappé aux procureurs après que la loi ait permis la prescription de l’affaire (3). Je ne suis donc pas optimiste tant que les autorités roumaines n’amélioreront pas leurs politiques pour protéger les enfants de la torture et des formes de criminalité les plus graves.
Propos recueillis par Ioana Maria Stăncescu.
(2) https://romania.europalibera.org/a/prescriere-trafic-de-persoane/32242927.html
À lire ou à relire, notre premier entretien avec Silvia Tăbușcă (« Regard, la lettre » du samedi 6 novembre 2021) : https://regard.ro/silvia-tabusca/