Silvia Tăbușcă, consultante internationale en matière de lutte contre le trafic de personnes et la criminalité organisée, déplore les efforts insuffisants de la Roumanie sur ces dossiers. Chercheuse et professeure à l’Université américano-roumaine de Bucarest, elle a notamment travaillé pour la Commission européenne et le Conseil de l’Europe…
Selon le rapport 2020 de la Commission européenne concernant la traite des êtres humains (1), la Roumanie est le pays membre de l’UE d’où provient le plus grand nombre de victimes de ce trafic. Comment en est-on arrivé là ?
Ce fléau ne cesse de s’aggraver en Roumanie depuis le début des années 2000. Cela montre que, malgré un suivi international, les autorités ne veulent pas ou ne peuvent pas le combattre de manière efficace. D’après le dernier rapport du Département d’État des États-Unis sur le trafic de personnes (2), la Roumanie se trouve, pour la troisième année consécutive, sur la liste des pays de niveau 2 (ndlr : dont les gouvernements ne se conforment pas entièrement à toutes les normes minimales de protection des victimes, mais travaillent dans le bon sens). Cela aurait dû contraindre les autorités à redoubler d’efforts, mais nous constatons au contraire que les mesures adoptées ces deux dernières années n’ont fait que réduire l’efficacité de ce combat. Par exemple, une modification du Code pénal adoptée l’année dernière par les élus et promulguée par le président Klaus Iohannis a réduit le délai de prescription pour le trafic de mineurs et la pornographie infantile, malgré l’appel de 168 ONG (3) à le renvoyer au Parlement. Depuis, le Parlement est revenu sur cet assouplissement, mais le texte a déjà produit ses effets en tant que loi plus favorable pour les délits commis, avant qu’il ne soit amendé. Les dossiers liés à la traite visent souvent des systèmes transnationaux. Pour aboutir à des condamnations, il faut d’abord compter environ deux ans afin que des agents puissent infiltrer ces réseaux, puis deux ou trois ans pour mener l’enquête et rassembler des preuves solides, avant d’espérer que les tribunaux se penchent avec célérité sur ces dossiers. Or, vu la surcharge de travail des tribunaux à laquelle s’ajoute la possibilité des prévenus de demander des reports d’audience pour différentes raisons, il se passe souvent plus de dix ans avant qu’un tribunal donne son verdict. Dans le cas le plus célèbre, celui de Țăndărei (4), les juges ne sont entrés dans le vif du sujet que six ans après le début officiel du procès.
(2) https://www.state.gov/wp-content/uploads/2021/07/TIP_Report_Final_20210701.pdf
(3) http://www.ecler.org/wp-content/uploads/2020/11/2020-11-01%20-%20Scrisoare%20de%20ingrijorare.pdf
Les choses se sont-elles améliorées après ce faux pas ?
Grâce à l’implication de la communauté internationale et de la société civile, la Roumanie a adopté en 2018 une très bonne stratégie de lutte contre le trafic de personnes, qui prévoit notamment des mécanismes de suivi et d’évaluation, ainsi que des procédures efficaces de prévention. Mais ces mécanismes viennent d’être éliminés par le gouvernement, en dépit de nos appels (5) à ne pas adopter cette décision retirant la responsabilité des institutions de l’État dans le système de prévention du trafic ainsi que le suivi. Si jusqu’ici la prévention incombait à l’Autorité nationale de lutte contre le trafic de personnes (ANITP, ndlr), cette prérogative a désormais été transférée à l’ANDPDCA (l’Autorité nationale pour les droits des personnes avec handicap, les enfants et les adoptions, ndlr), qui ne dispose ni d’un budget, ni d’un personnel spécialisé dans le trafic de personnes.
(5) http://www.ecler.org/wp-content/uploads/2021/08/Comunicat%20GUVERN%20RoTIP.pdf
Comment expliquez-vous cet échec continu à enrayer le phénomène ?
Après avoir suivi pendant dix ans les questions de trafic de personnes, ma conclusion personnelle est que les réseaux de criminalité organisée en Roumanie sont extrêmement puissants, et sont en mesure d’imposer leur volonté sur différentes institutions de l’État. C’est d’ailleurs la conclusion présentée par l’ancien ministre de la Justice, Cătălin Predoiu, devant une commission d’enquête du Parlement. Selon lui, les réseaux de criminalité organisée décident souvent des nominations faites sur le plan local, qu’il s’agisse de la police, du Parquet, ou d’autres organismes impliqués dans la lutte contre le trafic de personnes.
Propos recueillis par Mihaela Rodina.
Note : L’ANITP, la mairie de Bucarest et Asociația eLiberare, ont lancé depuis le 15 octobre dernier – et jusqu’au 15 mars 2022 – une campagne de lutte contre le trafic de personnes, avec un numéro vert pour les témoins ou les victimes de trafic : 0800 800 678