Entretien réalisé le jeudi 14 septembre en fin d’après-midi, par téléphone et en anglais.
Victoria Petrova est en charge de la communication et du développement au Fonds bulgare pour les femmes. Elle revient sur les mobilisations inédites qui ont eu lieu en Bulgarie suite à l’agression d’une jeune fille, en juillet dernier, à Stara Zagora…
Que s’est-il passé à Stara Zagora ? Et comment l’événement a-t-il provoqué une mobilisation nationale ?
Permettez-moi d’abord de remonter aux semaines qui ont précédé ce tragique incident. En juillet, des modifications de la loi sur la protection pour les cas de violence conjugale ont enfin été votées. De nombreuses organisations travaillaient sur le sujet depuis des années. La plupart des changements proposés ont été acceptés, à l’exception de ce qui concerne les « relations intimes », mais je reviendrai sur ce point. Quelques jours plus tard, l’affaire de Stara Zagora – petite ville du centre de la Bulgarie, à une heure de route de Plovdiv, ndlr – éclate, révèle de nombreux dysfonctionnements, et fait immédiatement descendre les gens dans la rue : le 26 juin, une jeune fille de 18 ans a été torturée au cutter, des coupures qui nécessiteront 400 points de suture, a eu le nez cassé et le crâne rasé (lire la dépêche de Radio Bulgaria, ndlr). Ce qui a surtout mis les gens en colère, c’est que l’expertise médico-légale a considéré les blessures comme « légères ». La deuxième chose, c’est que l’auteur du crime, par ailleurs déjà responsable d’autres délits, a été libéré après 72 heures. Enfin, les autorités ont gardé le silence sur l’affaire pendant plus d’un mois. Ce sont les parents de la victime qui ont contacté les médias après tout ce temps car ils voulaient que justice soit faite. Très vite, plus de 10 000 personnes sont descendues dans les rues de Sofia à l’invitation des organisations féministes. Et dans le reste du pays, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui se sont aussi mobilisées d’elles-mêmes pour exprimer leur soutien envers la jeune femme. Depuis, de plus en plus de cas similaires ont été signalés. Il semblerait que la population, les médias et les institutions soient enfin plus sensibles au sujet, et que les victimes aient davantage de courage pour s’exprimer.
Quelles autres conséquences a eu la mobilisation ?
Rapidement, les parlementaires ont reconsidéré le contenu de la loi en essayant cette fois de débattre sur la définition d’une relation intime. Jusque-là, les gens qui n’étaient pas mariés ou ne vivaient pas ensemble n’étaient pas protégés par la loi. Mais les débats ont été extrêmement difficiles à suivre, nous y sommes malheureusement habitués… Comme à chaque fois, certains partis d’extrême droite et pro-russes ont commencé à attaquer la loi pour faire passer leurs messages politiques. Il y a eu des commentaires sexistes et homophobes, des comportements complètement irrespectueux envers la victime. Lors d’une pause et alors qu’il pensait les micros éteints, l’ancien ministre de la Culture (Vezhdi Rashidov, ndlr) a même traité les femmes violées de prostituées. Heureusement, il a depuis démissionné. Plusieurs partis ont estimé que la nouvelle loi revenait à imposer la soi-disant idéologie du genre, les mariages homosexuels, ainsi que la Convention d’Istanbul que la Bulgarie a signée mais refuse de ratifier*. Finalement, ils ont voté les changements, et la notion de relation intime a été intégrée au texte. Sauf que pour entrer dans le champ de la loi, il a été stipulé qu’une relation intime doit être effective depuis au moins soixante jours. Or, comment déterminer quand commence une relation, et surtout qu’en est-il des violences survenant avant cette période de soixante jours ? La loi ne protège pas ces personnes, c’est absurde. Autre souci : un parti a imposé que le texte s’applique exclusivement aux relations entre un homme et une femme. Il y a donc encore du travail…
* La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) est un traité international visant à éliminer toutes les formes de violences envers les femmes au sein des pays signataires.
Selon vous, ce sursaut de la société bulgare démontre-il davantage un rejet de l’impunité de certains et de la corruption, ou bien est-ce un véritable rejet des stéréotypes dont sont victimes les femmes ?
Difficile de trancher. Apparemment, les Bulgares ne supportent plus que certaines institutions ne fonctionnent pas correctement, que les coupables soient facilement libérés, et que les lois soient inadéquates. Ce qui est plus nouveau, c’est effectivement ce rejet de la violence à l’égard des femmes. Des changements sociaux sont en cours, ce qui a eu lieu cet été en atteste. La société bulgare semble avoir enfin compris que la violence domestique et la violence basée sur le genre ne relèvent pas du domaine privé. La grande majorité des gens se sont rangés du côté de la victime, et cela a été une belle surprise. En Bulgarie, nous vivons toujours dans une société patriarcale, surtout dans les petites villes. Les chiffres concernant les violences faites aux femmes sont très largement sous-estimés, comme à l’échelle mondiale d’ailleurs. Enfin, il ne faudrait pas oublier qu’au-delà de ces violences, la société civile bulgare dans son ensemble, et ses libertés fondamentales, continuent d’être soumises à des attaques constantes de la part des autorités.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.