Entretien réalisé le jeudi 23 mai dans l’après-midi, par téléphone et en français.
Après un premier focus sur les élections municipales à Bucarest*, Sergiu Mișcoiu, professeur de sciences politiques à l’université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca, livre son analyse sur les principaux enjeux du scrutin local du 9 juin dans les autres grandes villes de Roumanie…
D’après vous, quelles villes importantes du pays risquent de changer de bord politique lors des prochaines élections locales ?
Certaines villes pourraient bien basculer, en effet, surtout celles qui sont actuellement dirigées par des maires issus de la vague USR de 2020. Le parti avait alors surfé sur une forte mobilisation des classes moyennes et de la jeunesse, ce qui lui a permis de gagner à Timişoara, à Braşov ou encore à Alba Iulia, entre autres. Sauf que les maires en question se sont par la suite retrouvés dans des positions assez délicates, soit parce qu’ils n’avaient pas de majorité au conseil municipal, soit parce que celle-ci était fragile. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé au maire de Bucarest, Nicuşor Dan. Le système électoral à un seul tour pour ce scrutin local favorise les grandes coalitions, c’est en soi un avantage considérable pour l’alliance libérale-social-démocrate actuellement au pouvoir. Les maires des trois villes de province que j’ai mentionnées sont ainsi menacés, à l’image de leur parti, relativement minoritaire au niveau national. Durant leurs quatre années de mandat, ils n’ont pas pu bénéficier d’un soutien évident de la part du gouvernement, leurs réformes ont très souvent été bloquées, et ils n’ont pas profité de fonds publics via des fonds de développement, par exemple. De sorte que le message de campagne des deux partis au pouvoir (PSD et PNL, ndlr) est limpide : les maires sortants USR ne disposent pas de capacités managériales suffisantes ou encore d’expérience politique. Cela revient à dire aux électeurs qu’il vaut mieux se tourner vers le PNL et le PSD pour la mise en œuvre de politiques publiques bénéficiant de l’aval du futur gouvernement. Dans les autres villes, la situation est sans doute davantage prévisible avec une sorte d’accord tacite entre les deux partis au pouvoir ; celle ou celui qui est en place n’est guère inquiété. C’est le cas à Cluj-Napoca où Emil Boc brigue un nouveau mandat. Bien sûr, dans certaines communes et villes perdurent des rivalités historiques entre les candidats PSD et PNL. Les choses dépassent alors un peu le cadre central. Mais quoi qu’il en soit, de façon générale, je pense qu’il ne devrait pas y avoir de grandes surprises durant ces élections. Les gens le sentent, et la participation s’annonce d’ailleurs assez faible.
* Édition du samedi 27 avril avec Raluca Alexandrescu, maître de conférences à la Faculté de sciences politiques de l’université de Bucarest : https://regard.ro/raluca-alexandrescu-2/
Quid du parti AUR et de l’Alliance de la droite unie ?
AUR ne dispose guère d’assises locales, le parti est davantage populaire au niveau national. Ceci étant, il devrait dépasser son score précédent de 1,5% aux dernières municipales et obtenir davantage de conseillers, lesquels pèseront sur les scènes politiques locales. Cela sera d’ailleurs une première dans l’histoire de ce parti ; il pourrait participer à l’exercice du pouvoir au niveau local via le jeu des alliances. C’est un pas de plus vers une sorte de normalisation et de banalisation politique d’un parti d’extrême droite coupable de dérapages idéologiques assez évidents. Pour ce qui est de l’Alliance de la droite unie, les derniers sondages indiquent un score assez stable autour de 12% au niveau national. Cela permettra peut-être de faire élire quelques maires, mais avec les difficultés que j’évoquais plus haut. Au final, les percées seront probablement très localisées. Par ailleurs, je mentionnerais que le système de scrutin est par essence très peu démocratique du point de vue du poids des électeurs ; il est en effet possible de remporter une mairie avec seulement 31% des voix et une présence aux urnes très faible. Dans les faits, un maire peut potentiellement être élu avec le soutien effectif de seulement 10% des électeurs… De nombreux experts européens et roumains ont critiqué à maintes reprises ce système, mais il semble inébranlable. La raison ? Il convient très bien aux deux partis dominants, sans oublier le parti de la minorité hongroise qui peut ainsi faire élire ses maires alors que la minorité en question n’est pas systématiquement majoritaire.
Comment caractériser les attentes des électeurs pour ces municipales 2024 ?
La Roumanie est un pays très polarisé entre les centres urbains et le monde rural. Dans les grandes villes, les attentes sont très proches de celles des citoyens des grandes villes d’Europe occidentale. Je pense ici à la baisse de la pollution ou à la réduction du trafic en centre-ville. Il y a aussi des exigences en ce qui concerne la vie en commun ainsi qu’au niveau culturel. Et les citoyens aspirent à être plus proches des décideurs. Cela dépasse donc le simple bien-être matériel, lequel est davantage le souci principal des milieux ruraux où les besoins sont plus classiques, l’accès à l’eau potable, le tout-à-l’égout, le ramassage des ordures… Il s’agit là de problèmes très concrets pour une bonne partie des citoyens. N’oublions pas que deux Roumains sur cinq vivent à la campagne. Pour eux, il est également important de disposer de meilleures routes et d’avoir accès à des services de base de qualité, lesquels se sont considérablement dégradés. Par exemple, les dispensaires communaux n’existent plus dans une grande partie des territoires ruraux. Pour conclure, je voudrais insister sur le fait qu’il n’est pas normal que les grands partis continuent de profiter d’un modèle de scrutin dépassé simplement parce qu’ils ont tout intérêt à ce que le moins de gens possible se rendent aux urnes. Il y a là un réel problème de pluralisme démocratique. En Europe, seule la Hongrie fait de même, un pays avec de sérieux soucis en matière de démocratie. Comme je le disais, le poids des électeurs est considérablement amoindri. Et puis il n’est pas non plus normal que nous votions le même jour pour les élections locales et les élections européennes. C’est en soi un problème moral et philosophique, lequel démontre le cynisme de nos dirigeants qui se targuent pourtant d’être européens.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.