Entretien réalisé le mercredi 22 mai dans la matinée, par téléphone et en roumain.
En 2017, la Roumanie commandait sept systèmes de défense aérienne Patriot aux États-Unis. Quatre ont été livrés à ce jour, dont un déclaré opérationnel depuis fin 2023. Alors que l’Ukraine exhorte les pays de l’Union européenne qui en détiennent à lui fournir de tels systèmes antimissiles, la Roumanie se trouve devant un choix difficile. Éclairage de l’expert militaire Dan Claudiu Degeratu…
En quoi consiste le système Patriot ? Et est-il capable à lui seul de garantir la défense de la Roumanie ?
Ce système de missiles sol-air identifie les menaces aériennes et les intercepte. Capable d’abattre des avions ou des hélicoptères mais aussi des missiles balistiques et de croisière, il est essentiel pour la défense aérienne de la Roumanie. De plus, il assure l’interopérabilité avec les forces alliées, car il peut se connecter avec d’autres systèmes, notamment ceux de production américaine. La version dont dispose la Roumanie peut aussi recevoir des informations concernant les cibles à abattre y compris de la part d’autres systèmes de surveillance et de radar. Patriot a prouvé son efficacité lors de différents types de guerre, notamment en Ukraine, où il a frappé des hélicoptères et des avions de combat ainsi que des missiles hypersoniques russes. Cependant, un seul système Patriot ne suffit pas. Selon le ministère de la Défense, la Roumanie en aurait besoin d’au moins sept pour assurer pleinement sa défense aérienne, étant donné qu’un seul système ne couvre que quelques centaines de kilomètres carrés. Trois des quatre systèmes déjà livrés ne sont pas encore opérationnels et, à mon avis, le premier d’entre eux ne pourra l’être au plus tôt qu’à la fin de cette année. Précision : si les systèmes sont fonctionnels, il faut former les équipes chargées de les utiliser afin qu’ils soient effectivement opérationnels.
Qu’impliquerait d’un point de vue légal et pratique une éventuelle décision de Bucarest de livrer un tel système à l’Ukraine ?
Le point de départ doit être une décision politique, or le gouvernement actuel, le Premier ministre et le ministre de la Défense en premier lieu, a jusqu’ici évité de se prononcer. Le Parti national libéral – au pouvoir avec le Parti social-démocrate, ndlr – met quant à lui l’accent sur le rôle clé du président Klaus Iohannis, et sur le fait que la décision finale devrait être prise au sein du Conseil suprême de défense – CSAT, présidé par Iohannis, ndlr. D’un point de vue légal, le programme d’achat des Patriot se déroule en vertu d’une loi adoptée en 2017 ; toute décision à cet égard doit passer par le Parlement. Cependant, il n’existe pas de disposition légale visant la vente ou le don d’un système de défense tout récemment acquis. La Roumanie a jusqu’ici fourni à l’Ukraine uniquement du matériel militaire se trouvant déjà dans les entrepôts de l’armée. Mais lorsqu’il s’agit d’un système récemment acheté, dans le cadre d’un contrat en cours, il y a un vide législatif. On ne sait pas encore s’il s’agirait d’un don ou d’un transfert. Un transfert pourrait s’inscrire dans l’Accord technique militaire conclu entre la Roumanie et l’Ukraine en 2021. Il appartiendrait alors au ministère roumain de la Défense de proposer ce transfert. Cependant, pour revenir à la question politique, il existe des réticences ; les médias évoquent la possibilité qu’une décision ne soit adoptée qu’après les élections européennes et locales du 9 juin. D’un point de vue militaire, je perçois aussi une certaine retenue au sein des gradés roumains, peu enclins à se passer d’un système qu’ils n’ont pas encore utilisé et qui, en plus, est assez cher… 500 millions de dollars pièce, alors que la Roumanie pâtit de carences importantes dans sa défense aérienne. Toutefois, à mon sens, si la Roumanie craignait de voir sa propre défense menacée en cas de don d’un tel système, ses responsables auraient dû se presser afin que les trois premiers systèmes déjà livrés soient opérationnels. Or, d’un côté nous nous plaignons des difficultés à les rendre opérationnels, de l’autre nous les jugeons indispensables. Si l’urgence était si grande, nous aurions dû faire un effort pour renforcer plus rapidement notre capacité de défense.
Sur un plan plus large, y a-t-il des divergences au sein des décideurs politiques et militaires concernant la guerre en Ukraine ?
Les deux partis au pouvoir sont opposés à une implication militaire dans le conflit, ils évitent même de dire en quoi consiste précisément l’aide militaire fournie à l’Ukraine, pour des raisons électorales notamment. La question d’une possible implication avec des forces militaires crée un énorme malaise au sein des responsables du PNL et du PSD. En outre, il existe clairement des différends entre les déclarations du Premier ministre et du ministre de la Défense d’une part, et celles du président et des autres responsables du PNL d’autre part. Le président s’est dit ouvert à un débat au sein du CSAT sur la manière de livrer un système Patriot à l’Ukraine, et je pense qu’il est plus enclin à trouver une solution, tandis que le Premier ministre et le ministre de la Défense semblent opposés à ce qu’une décision soit prise par le gouvernement ; ils ne veulent pas en assumer la responsabilité. L’expérience historique et la leçon de la Seconde Guerre mondiale expliquent également pourquoi la Roumanie évite le sujet d’une implication militaire en Ukraine.
Propos recueillis par Mihaela Rodina.
Note : Nous avions interrogé une première fois Dan Claudiu Degeratu sur la présence de l’Otan en Roumanie dans notre édition du samedi 28 mai 2022 : https://regard.ro/dan-claudiu-degeratu