Entretien réalisé le jeudi 23 mai en début de matinée, par téléphone et en roumain.
Nouvel échange avec Silvia Tăbușcă, professeure à l’université américano-roumaine de Bucarest et consultante en matière de lutte contre le trafic de personnes et le crime organisé…
Que pensez-vous de la nouvelle Stratégie nationale contre le trafic de personnes (SNITP) établie pour la période 2024-2028* ?
La stratégie présentée a impliqué de très bons experts avec, à la clef, la réalisation d’une base écrite excellente, laquelle doit désormais être suivie de faits et mise en œuvre. Jusqu’à présent, la Roumanie a été critiquée pour le manque de centralisation des données ainsi que pour des soucis en matière de cohérence des rapports effectués sur la question de la traite des êtres humains. Or, un déficit de données implique forcément moins de fonds et, de façon plus globale, un manque de prise de conscience réelle de ces problèmes au niveau national. Le pays a un besoin criant de fonds ; à défaut, cette nouvelle stratégie demeurera un document comme un autre sur lequel figurent des propositions qui, bien qu’excellentes, ne seront pas concrétisées. Une partie des fonds nécessaires pour soutenir la SNITP va être assurée par le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, sans oublier les États-Unis et d’autres donateurs, comme les fonds suisses et norvégiens. Mais cela ne suffira pas. C’est pourquoi la Roumanie doit communiquer le nombre réel de victimes au lieu de sous-estimer les chiffres. Dans un communiqué de presse daté du 26 mars dernier, le Centre européen d’éducation et de recherche juridique soulignait que la Roumanie comptait le plus grand nombre de victimes (30 à 50 %, ndlr) et le plus grand nombre de trafiquants (40 à 60 %, ndlr) de toute l’UE. Or, ces données ne figurent pas du tout dans les rapports établis par les autorités roumaines. Le pays se contente seulement de signaler qu’environ 50 % des victimes ont été identifiées dans des pays de l’Union européenne, auxquelles s’ajoutent celles des pays hors UE, Royaume-Uni, Suisse, Norvège, Dubaï, Turquie…
* Le 12 mai dernier, le lancement de cette stratégie, au Palais du gouvernement, s’est accompagné de la célébration du 19ème anniversaire de l’Agence nationale de lutte contre le trafic de personnes (ANITP). Depuis sa création, l’ANITP a secouru 20 000 victimes de ce trafic et permis la condamnation de 4068 trafiquants.
Lors de notre précédent entretien, vous pointiez du doigt le manque de soutien aux victimes mineures. À l’époque, le Département d’État américain avait publié un rapport très sévère à l’encontre de la Roumanie. Cela a-t-il fait bouger les lignes ?
Bien que la stratégie actuelle concerne le trafic d’êtres humains en général, force est de constater que les mineurs demeurent toujours en dehors du champ d’application. C’est extrêmement préoccupant. Par ailleurs, le sujet n’est pas considéré comme étant une question de sécurité nationale. Si le Conseil suprême de défense du pays (CSAT, ndlr) intègre le trafic et la consommation de drogues au sein des questions de sécurité nationale, pourquoi n’est-ce pas aussi le cas pour le trafic de personnes ? Les dégâts sont là aussi considérables, d’autant que très souvent, les victimes sont également forcées de consommer de la drogue. À l’heure actuelle, il y a clairement des carences législatives dans la lutte contre le trafic de personnes. Du fait d’une erreur de promulgation, un texte désormais adopté devrait même conduire à la classification d’environ 600 affaires. Voilà pourquoi les ONG actives dans le domaine demandent aujourd’hui que la loi soit modifiée. Sauf que pour l’instant, rien ne bouge. Une commission mixte des deux Chambres du Parlement a été mise en place sur le sujet. J’espère vraiment qu’elle parviendra à modifier la loi et à apporter les changements nécessaires pour que les dossiers ne soient pas prescrits.
L’immigration asiatique, notamment en provenance du Népal et du Sri Lanka, est de plus en plus visible, en particulier dans le secteur de la restauration. Diriez-vous que cela s’accompagne d’une augmentation du trafic d’êtres humains ?
La Roumanie a besoin de main-d’œuvre et ce besoin doit être satisfait. Ceci étant, si des agences travaillent dans le respect de l’éthique et de la légalité, il y a aussi des structures qui, elles, exploitent les vulnérabilités de ces populations. De façon générale, les cas de corruption, de blanchiment d’argent et de trafic d’êtres humains et de migrants sont toujours aussi courants dans l’espace Schengen. Mais en Roumanie, la législation est un problème supplémentaire, elle favorise les dérapages et ne permet pas aux étrangers de se défendre. Ces personnes sont à la merci des structures qui les font venir dans le pays. Parfois, elles ne reçoivent pas leur salaire pendant des mois, et beaucoup sont logées dans des conditions inhumaines, se retrouvant à plus de dix dans un appartement avec seulement trois lits. Contrairement à d’autres pays européens ou aux États-Unis, nous ne disposons pas d’une loi permettant aux étrangers exploités de bénéficier d’une forme de protection. Autre chose, ils ne peuvent pas obtenir le droit de rester ni de travailler jusqu’à ce que soit clarifiée leur situation. Du coup, la plupart du temps, si ces étrangers exploités font valoir leurs droits, cela revient à entrer en conflit avec leur employeur. L’agence de recrutement mettra alors fin à leur contrat, et l’Inspection générale de l’immigration les obligera à retourner, à leurs frais, dans leur pays d’origine. De nombreuses personnes, victimes de manipulations, ont ainsi été obligées de s’endetter pour acheter un billet d’avion en vitesse, alors que leur agence de recrutement avait promis de prendre en charge leur retour au pays.
Propos recueillis par Ioana Stăncescu.
Note : Mardi, la Chambre des députés a adopté une loi excluant les peines avec sursis pour les personnes coupables de trafic d’êtres humains. Le temps d’incarcération est également rallongé jusqu’à 15 ans de prison ferme.