Entretien réalisé le lundi 28 janvier en fin de matinée, par téléphone et en roumain.
Radu Dumitrescu est anesthésiste et travaille depuis huit ans dans le secteur privé après être passé par le système public, notamment aux urgences de Bucarest. Par ailleurs docteur en sociologie, il décortique dans cet entretien les rouages du système de santé roumain…
Quels sont les droits d’un assuré social en Roumanie ?
En théorie, ils sont nombreux, même si c’est plus compliqué dans les faits en matière d’accès aux soins. Prenez les services d’urgence, ils sont garantis, certes, mais se pose d’emblée un problème géographique. Le personnel médical est inégalement réparti sur le territoire. Dans une préfecture comme Călărași, dont je suis originaire, il n’y a que deux anesthésistes, il est donc impossible pour eux d’assurer des services 24h sur 24. C’est la raison pour laquelle on entend souvent dire que « le meilleur médecin de province qui soit est l’ambulance pour Bucarest… » Par ailleurs, les services d’urgence dans les hôpitaux publics ont un statut spécial ; ils sont publics mais ne dépendent pas seulement des hôpitaux. Financés en partie par d’autres fonds, ils sont mieux équipés que les services normaux. Ce qui explique que les gens les sollicitent davantage, trop, en vérité. Les Roumains préfèrent faire appel à eux, et ce même pour des choses banales. Du coup, les urgences travaillent souvent en flux tendu.
Au-delà de cette meilleure dotation des urgences, pourquoi les Roumains ne font pas davantage appel au circuit classique, médecin traitant puis spécialiste ?
Depuis quelques années, la Roumanie se rapproche du Royaume-Uni en matière de santé ; l’attente est devenue infernale. Avant, les gens étaient habitués à consulter un spécialiste très vite, et chaque médecin gérait son agenda comme il le souhaitait. Prendre rendez-vous, comme dans le privé, n’existait pas dans le public. Or, c’est désormais la norme, et cela n’est pas vraiment accepté ou intégré, culturellement parlant. Par ailleurs, les médecins font beaucoup trop d’heures. Certes, les salaires dans le secteur public ont beaucoup augmenté, mais ici, ce n’est pas comme en France ; après une garde de nuit, le lendemain matin, il faut revenir travailler. On estime que le déficit de personnel soignant sur l’ensemble du territoire est aujourd’hui aux alentours de 40%, en moyenne. Dans la section de réanimation où je travaille, nous avons seulement quatre postes et demi d’anesthésiste. Mais embaucher est extrêmement compliqué pour un directeur d’hôpital, que ce soit dans le public ou le privé. Pour qu’il y ait une ouverture de poste, il faut l’aval du Conseil général du département, si c’est lui qui octroie les crédits, de l’Ordre des médecins et, enfin, de la Direction de la santé publique. Il est plus simple de nommer un ministre…
Pendant ce temps, les médecins continuent de quitter le pays…
Effectivement, les augmentations de salaire n’empêchent pas les médecins de partir. Notamment parce que la perception générale de la profession n’est pas bonne. Prenez la législation en vigueur concernant la faute professionnelle. Chez nous, elle est toujours défavorable aux médecins, n’importe quel incident peut engendrer des poursuites au pénal. C’est abusif et frustrant. Par ailleurs, dans le public, les médecins ne sont pas rémunérés selon des critères d’efficacité, ils ne sont même pas évalués, il y a simplement des grilles de salaire. Un chirurgien qui ne fait que deux opérations par mois ne devrait pas être payé pareil que celui qui en fait trente. Nous avons essayé de copier les systèmes occidentaux, mais nous fonctionnons toujours de manière féodale. Dans les faits, les gens en reviennent toujours aux relations, à qui connaît qui. Même moi, quand je transfère un patient, je l’envoie toujours vers un confrère que je connais, peu importe si celui-ci travaille dans un hôpital d’urgences et qu’il ne devrait pas, en théorie, procéder à des opérations sur rendez-vous. Pourquoi ? Parce que je ne peux pas me reposer sur le système. Autre chose, dans quel autre pays nomme-t-on un directeur de service seulement s’il obtient l’aval de l’université de médecine ? C’est absurde. Il y a certes des évolutions, c’est visible, mais c’est très lent. Pour finir, je dirai que le secteur privé ne devrait représenter qu’une alternative dans les grands centres urbains, et encore. Accoucher dans le privé coûte 3000 euros, c’est énorme pour la plupart des gens.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.
À lire ou à relire, notre précédent entretien sur le système de santé en Roumanie avec l’endocrinologue Cristina Bloţ (« Regard, la lettre » du 19 février 2022) : https://regard.ro/cristina-blot/