Entretien réalisé le mercredi 16 octobre dans l’après-midi, par téléphone et en roumain.
Octavian Moldovan est assistant universitaire au département administration et management de l’université Babeș–Bolyai de Cluj-Napoca et expert en ressources humaines. Il décrypte ici le rapport des Roumains à la réussite…
Comment la notion de réussite a-t-elle évolué en Roumanie ?
Avant, disons jusqu’au début des années 2000, faire carrière et avoir de l’argent étaient synonymes de réussite, il n’y avait pas trop d’autres modèles. Aujourd’hui, il en existe plusieurs, certains positifs, d’autres moins. Je pense notamment à l’essor des influenceurs sur les réseaux sociaux qui diffusent l’idée que le succès professionnel ne passe pas forcément par les études et le travail. Il en va de même avec les carrières politiques ou dans l’administration, lorsque certains arrivent au sommet sans pour autant être suffisamment formés ou compétents. Ce type de réussites donne aux nouvelles générations le sentiment qu’elles peuvent gagner de l’argent sans avoir à fournir trop d’efforts. Par ailleurs, il y a toujours chez eux cette envie d’émigrer en Occident*. Ceci étant, je pense que pour une majorité de Roumains, la réussite et le succès tiennent plutôt à la qualité et au niveau de vie, au temps consacré aux loisirs, au respect qu’on leur accorde au travail et, plus largement, au sein de la société. Cette évolution s’explique par le développement économique de la Roumanie. Même en tenant compte de l’inflation galopante de ces dernières années, ainsi que des crises que nous avons traversées, le niveau de vie et les salaires sont bien plus élevés qu’il y a dix ou vingt ans. Au fil du temps, nous sommes passés d’une société en transition à une économie développée. L’augmentation du niveau de vie nous permet désormais de concentrer notre attention sur autre chose que gagner de l’argent pour vivre. Certes, de fortes inégalités persistent entre les villes et les campagnes. Dans le milieu rural, la notion de réussite se limite souvent au seul fait de survivre d’un mois sur l’autre. Enfin, je dirais que la pandémie a aussi engendré de profondes transformations, avec l’essor du télétravail notamment. Du coup, on observe que l’idéal de vie exprimé par beaucoup de professionnels roumains est de rester dans le pays tout en travaillant pour un employeur étranger.
* Article d’Hotnews sur le sujet paru en août dernier (en roumain) : https://hotnews.ro/aproape-jumatate-din-tinerii-romani-isi-declara-intentia-de-a-emigra-anul-trecut-s-a-inregistrat-recordul-ultimilor-10-ani-la-plecari-definitive-din-tara-ale-tinerilor-1770291
Baromètre 2024 du Centre de sociologie CURS sur les aspirations des jeunes Roumains (en roumain) : https://mfamilie.gov.ro/1/wp-content/uploads/2024/08/Raport-de-cercetare-Barometru-de-opinie-2024.pdf
Quel est plus précisément leur rapport à l’argent ?
Auparavant, au début de la transformation du pays en une économie de marché mature, avoir un bon salaire était le principal objectif. Mais, comme je le disais, le niveau de vie a énormément augmenté en l’espace de vingt, trente ans, ce qui est une période relativement courte à l’échelle de l’histoire contemporaine, on a tendance à l’oublier. Même si pour une part non négligeable de la population, ceux qui ont du mal à s’intégrer dans cette nouvelle société, la vie peut être encore plus dure que sous le communisme, d’où la persistance d’une certaine nostalgie. Mais pour revenir à votre question sur l’argent, on observe trois grandes catégories de Roumains : ceux qui gagnent beaucoup d’argent et ont souvent leur propre société ; ceux ayant un niveau de vie moyen, ne pensent pas nécessairement à l’argent comme un objectif en soi et cherchent d’autres formes d’épanouissement ; et enfin ceux, souvent issus du milieu rural, qui ont encore besoin de travailler dur pour subvenir à leurs besoins quotidiens et pour qui avoir suffisamment d’argent à la fin du mois reste l’objectif principal. Petite parenthèse concernant les individus qui gagnent beaucoup d’argent… Je n’insinue pas que leurs objectifs de vie se résument au succès financier. Mais disons qu’en général, l’argent constitue pour eux une part primordiale dans l’architecture de leur vie. Il n’y a qu’à voir le nombre de SUV derniers modèles dans les rues de Bucarest. À ce niveau, les avenues de Paris ou de Berlin sont bien plus modestes. Sans doute parce que là-bas, les gens aisés ne ressentent pas le besoin de montrer qu’ils ont réussi, c’est même mal vu, de mauvais goût. Ici, nous n’en sommes encore pas là… Les frustrations du passé ont la vie dure.
Tout en souhaitant le meilleur pour leurs enfants, les parents roumains prennent-ils davantage en compte leur bien-être mental ?
Tout à fait. Jadis, cette idée n’existait même pas. Les parents essayaient simplement d’assurer le confort matériel de leurs enfants. Aujourd’hui, ils sont beaucoup plus attentifs à leur bien-être psychologique et émotionnel, passent du temps avec eux, leur offrent la possibilité de faire plusieurs activités, parfois trop… Les parents sont aussi plus enclins à faire appel à des professionnels s’ils estiment que leur enfant en a besoin, orthophoniste, psychologue, etc.* Encore une fois, jusqu’à la fin des années 1990, une majorité n’avait pas le temps de penser à autre chose que de subvenir aux besoins de base. Aujourd’hui, on suit simplement l’exemple de l’Occident, sans trop se poser de questions. Mais peut-être devrions-nous nous interroger davantage…
* D’autant que le mal-être chez les adolescents serait en forte augmentation, comme l’explique la psychologue Alexandra Cichirdan dans un précédent entretien (« Regard, la lettre » du samedi 4 février 2023) : https://regard.ro/alexandra-cichirdan/
Propos recueillis par Charlotte Fromenteaud (16/10/24).