Entretien réalisé le mardi 6 août dans l’après-midi, en visioconférence et en anglais (depuis Heilig Landstichting, Pays-Bas).
Mykhaïlo Nesterenko est le chef d’équipe de l’ONG Rewilding Ukraine qui a plusieurs projets de « réensauvagement » dans le pays. Malgré les obstacles causés par la guerre, ils continuent leur travail de reconstruction des écosystèmes dans le delta du Danube…
Pouvez-vous nous parler de vos différents projets écologiques dans le delta du Danube ?
Notre association est une branche de Rewilding Europe, une ONG néerlandaise qui a pour but de « réensauvager » certains espaces, de les restaurer et d’y introduire des espèces animales favorables aux écosystèmes. Ceci tout en aidant les communautés locales qui peuvent profiter de cette nature préservée, notamment grâce à un tourisme écologique et durable. Ainsi, dès 2019, nous avons introduit des buffles d’eau, des chevaux sauvages et des chevreuils sur l’île d’Ermakov (Ukraine, ndlr), située dans le bras de Chilia (un bras du delta du Danube, ndlr). Il s’agit d’un projet en coopération avec l’Administration de la réserve biosphère du delta du Danube. Environ 35 buffles d’eau ont été installés, et une dizaine est déjà née sur cette île de 2300 hectares. Ils s’adaptent bien à un environnement de zone humide. Un autre projet important dans le Delta est la reconnexion des lacs naturels avec le fleuve, notamment du côté d’Izmail. Avant la Seconde Guerre mondiale, ces lacs se vidaient naturellement l’été et se remplissaient l’hiver. Mais ensuite, les canaux qui reliaient les lacs ont été bouchés pour que l’eau reste dans les bassins afin d’irriguer les cultures. Sauf que les poissons n’y migraient plus et le flot ne circulait plus, ce qui a provoqué une dégradation de la qualité de l’eau. Aujourd’hui, nous avons reconnecté plusieurs lacs, et nous pouvons observer une amélioration de la biodiversité. Les lacs respirent à nouveau.
Pourquoi les buffles d’eau sont-ils favorables aux écosystèmes ?
Les buffles d’eau, une espèce venue d’Asie, sont de plus en plus présents dans les projets de Rewilding partout en Europe, dans les zones humides. Par le passé, des mammifères sauvages similaires aux buffles vivaient dans la région du Delta mais ils ont disparu ; je pense notamment à l’auroch – disparu au 16è siècle et symbole de la principauté de Moldavie, ndlr. Les buffles d’eau que nous avons installés sur l’île d’Ermakov ont été élevés dans une ferme en Transcarpathie, à l’ouest de l’Ukraine. Grâce à leur broutage, ils vont ouvrir des clairières que l’on devrait sinon aménager artificiellement, une intervention longue, coûteuse, et très compliquée dans les zones humides. Ces clairières vont favoriser les habitats pour d’autres espèces, comme une multitude d’oiseaux. Au final, les buffles produisent une mosaïque d’écosystèmes. Même chose avec les chevaux sauvages. Après quelques années, les résultats sont visibles ; on a observé qu’une île voisine d’Ermakov n’avait pas autant de biodiversité et d’espèces sauvages qui y habitent.
Quel est l’impact de la guerre sur la réalisation de vos projets ?
La première difficulté est que les membres de l’équipe ne sont plus forcément en Ukraine. De mon côté, je suis parti au début de la guerre avec ma famille et je travaille depuis les Pays-Bas dans les bureaux de Rewilding Europe. Ensuite, une grande partie du delta du Danube est militarisée et inaccessible, même pour l’administration de la réserve. C’est une zone sensible, à la fois frontalière et proche de la mer Noire. Il y a aussi des mines flottantes, des attaques de drones, cela peut être dangereux. L’île d’Ermakov est également difficile d’accès ; il faut des autorisations. Ainsi, il est compliqué voire impossible pour nous de mesurer les impacts de nos projets, mais aussi les conséquences de la guerre sur la faune et la flore. Une autre difficulté est le manque de main-d’œuvre, notamment pour conduire les machines qui creusent les canaux reconnectant les lacs ; les hommes sont soit partis, soit enrôlés dans l’armée. Je voudrais toutefois finir par une note positive : les communautés locales sont contentes et demandeuses de ces projets de restauration de la nature, à l’opposé des destructions. Enfin, près d’Odessa, dans une zone où il n’y a plus de pêche ni de navires, les biologistes observent un retour de la biodiversité. Cela montre aussi que sans activité humaine, la vie sauvage peut vite reprendre ses droits.
Propos recueillis par Marine Leduc (06/08/24).
Note :
En complément de cet entretien, lire notre précédent échange avec Marina Drugă sur le réensauvagement des Carpates avec des bisons (« Regard, la lettre » du samedi 24 avril 2021) : https://regard.ro/marina-druga/