Entretien réalisé le lundi 14 octobre dans l’après-midi, par mail et en roumain.
Après un premier échange en février 2022, Simion Pop, chercheur en anthropologie sociale, revient sur ce qui caractérise la religion orthodoxe, et comment elle fait face aux défis actuels…
Dans votre précédent entretien pour le média Regard, vous dites que l’unité et la diversité des Églises orthodoxes constituent une question religieuse et politique complexe. En quoi cette unité et cette diversité peuvent-elles apporter des avantages par rapport à la tradition catholique ?
Le mode d’organisation actuel et les structures ecclésiologiques dans lesquelles fonctionnent les « Églises orthodoxes » ne présupposent pas l’existence d’un magistère centralisé comme dans l’Église catholique avec le Vatican. Cela confère au christianisme oriental une dynamique politico-religieuse différente même si, d’un point de vue théologique et liturgique, l’unité et l’universalité de l’Église orthodoxe sont proclamées dans le Credo, le symbole de la foi. Cependant, les Églises orthodoxes sont désormais calibrées sur l’État-nation, ce qui fait de l’idée « d’Église nationale » la principale obsession politico-religieuse du christianisme oriental. D’où les explosions récurrentes d’un ethno-nationalisme orthodoxe. La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, où l’Église orthodoxe russe est en première ligne pour justifier théologiquement et politiquement l’agression, et la dynamique ecclésiologique de cette dernière le montrent très bien. Et mettent surtout en évidence de profondes tensions politico-religieuses au sein du christianisme oriental. Le pluralisme religieux de l’Ukraine d’avant-guerre est aujourd’hui mis à l’épreuve ; nous assistons à l’aspiration à établir un patriarcat ukrainien autocéphale unitaire à l’intérieur des frontières de l’État-nation.
Pourquoi et en quoi l’orthodoxie pourrait-elle être un atout face aux défis sociétaux actuels ?
Je dirais tout d’abord que la dynamique socioreligieuse de l’orthodoxie ou du christianisme oriental ne s’épuise nullement dans les structures organisationnelles des églises, même si elle influence fortement la vie religieuse « à la base ». Le christianisme oriental peut plutôt être considéré comme un réseau complexe de pratiques et de communautés d’envergure locale, nationale et transnationale. Bien que la religion officielle fasse toujours référence à la « croyance correcte » définie par l’autorité des évêques lors des synodes – aujourd’hui, nous parlons des synodes des patriarcats nationaux –, la vie religieuse concrète des orthodoxes est fortement marquée par le rituel, la matérialité et l’incarnation, ainsi que par des relations personnelles tangibles et significatives. C’est pourquoi les pratiques religieuses orthodoxes ont une emprise inégalée sur les réalités de la vie « en chair et en os ». Cette dernière, en tant que réalité concrète, est marquée par de multiples transformations économiques et sociales, et c’est le « lieu » où l’orthodoxie, sous certaines formes spécifiques, est présente. C’est-à-dire au cœur même des turbulences de la vie quotidienne. Les croyants orthodoxes ordinaires, comme les catholiques d’ailleurs, vivent la « foi » non seulement comme une adhésion strictement intérieure et privée, mais aussi comme quelque chose qui se matérialise dans toutes sortes de pratiques : les rituels du cycle de vie, le jeûne, les icônes, les reliques, les pèlerinages, les liturgies, l’accompagnement spirituel, etc. Dans l’orthodoxie, au-delà de l’autorité synodale des évêques, il existe une carte complexe de l’autorité effective qui implique des relations diverses et souvent tendues entre les moines, les évêques, les prêtres de la myrrhe et les fidèles laïcs. En ce sens, dans un monde de modernité tardive qui retrouve une certaine force de résistance à la déshumanisation et à la « technologisation » de la consommation dans de nouveaux rituels et disciplines spirituelles du corps et de l’esprit, le christianisme oriental pourrait avoir un atout de taille.
Lors d’une visite récente en Belgique, le pape François a qualifié l’avortement de crime. Dans quelle mesure l’Église orthodoxe essaie-t-elle et réussit-elle à adapter son discours aux réalités d’aujourd’hui ?
Au niveau de l’autorité épiscopale, l’orthodoxie actuelle a une perspective très conservatrice sur la vie familiale, la sexualité, l’avortement et le genre. Cette perspective patriarcale, fortement influencée par le puritanisme monastique est, en outre, incarnée dans des rituels concrets et des relations sociales au-delà des proclamations doctrinales. Elle est le fruit de plusieurs siècles d’histoire, elle est insidieuse au-delà des niveaux strictement idéologiques et théologiques… Et donc très difficile à changer. Les mouvements de réforme pour assumer des positions appropriées à l’homme moderne sont rares dans l’orthodoxie, tant au niveau théologique que social. Par contre, au sein de la pratique pastorale, les choses sont beaucoup plus complexes et ambiguës, notamment parce qu’il y a beaucoup d’orthodoxes nominaux qui adhèrent peu aux « enseignements de la foi » et qui, de toute façon, mènent leur vie en dehors des règles strictes de l’Église, par exemple concernant la contraception. Et que l’Église ne veut pas perdre. Néanmoins, si les prêtres peuvent être plus indulgents avec certains « péchés », ils restent dans la lignée de la « tradition canonique » qui est intransigeante. La situation des femmes et des personnes LGBTQ+ reste un grand tabou qui n’est pas vraiment discuté dans le cadre actuel du christianisme oriental, sauf au sein de petits îlots communautaires sans réel impact sur la position de la hiérarchie de l’Église. Cette hiérarchie répète plutôt les mêmes positions publiques qui lui donnent une sécurité doctrinale. Certains le font avec délicatesse et prudence, d’autres avec des connotations clairement misogynes ou homophobes.
Propos recueillis par Ioana Stăncescu (14/10/24).