Entretien réalisé le vendredi 31 mars en fin de journée, au studio de RFI Roumanie à Bucarest.
Nouvel échange avec Jean Benoit Manhes, coordinateur des urgences pour l’Unicef en Roumanie, sur la situation des réfugiés ukrainiens qui ont fui la guerre dans leur pays…
Lors de notre premier entretien* en septembre dernier, vous faisiez part de votre inquiétude quant à la capacité des autorités roumaines et des ONG à faire face aux besoins multiples des réfugiés ukrainiens, désormais plus de 100 000 temporairement installés en Roumanie. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Je voudrais d’abord renouveler mon appréciation positive du soutien gouvernemental apporté à ces réfugiés depuis le début du conflit, d’autant que le pays a aussi beaucoup d’autres problèmes à gérer vis-à-vis des enfants. Par ailleurs, je rappellerais qu’au-delà des 109 000 réfugiés ukrainiens qui ont choisi de postuler au statut de protection temporaire offert par la Roumanie, le pays a vu passer près de 3 millions de réfugiés à la frontière. Le gouvernement roumain, en collaboration avec l’Unicef et les diverses directions générales d’appui à l’enfance et à la protection sociale, les a également soutenus. Ceci étant, aujourd’hui, nous sommes dans l’expectative, dans l’attente, parce que la guerre continue, bien que son intensité soit plus diffuse. Il y a toujours des réfugiés qui arrivent, en plus de ceux qui sont déjà ici, et d’autres qui reviennent d’autres pays. À l’Unicef, ce qui nous préoccupe est que les réfugiés soient trop souvent considérés comme un groupe homogène, alors que leurs situations sont très diverses. Je pense notamment aux groupes d’enfants qui n’ont pas les mêmes besoins, l’intégration des adolescents étant particulièrement difficile du fait de leurs besoins scolaires spécifiques, et de traumas qu’ils ont ressentis plus durement.
* « Regard, la lettre » du samedi 1er octobre : https://regard.ro/jean-benoit-manhes/
Comment voyez-vous l’évolution de leur intégration ?
Pour ceux qui ont l’intention de rester en Roumanie, l’intégration va prendre du temps. Au niveau linguistique, par exemple, on ne peut pas demander à un adolescent ukrainien de suivre de façon parfaite tous les cours en roumain au bout de seulement quelques mois. L’aide aux réfugiés est également en train d’être modifiée afin d’encadrer la durée du soutien et de la soumettre à certaines conditions qui, dans la majorité des cas, ne poseront pas de soucis. Pour d’autres, le séjour en Roumanie pourrait se compliquer. Je mentionnerais également que les opportunités d’intégration, de travail et d’accès à des services sociaux ne sont pas les mêmes si vous êtes à Bucarest, Suceava ou Cluj, du fait de la déconcentration de ces services sur l’ensemble du territoire. Il ne faut pas oublier non plus que tout en faisant partie de l’Union européenne, la Roumanie fait toujours face à de nombreux problèmes structurels touchant notamment l’aide sociale, et ce indépendamment de la crise ukrainienne. Des déficiences qui affectent tant les réfugiés que les Roumains eux-mêmes*, bien que des progrès importants aient été réalisés par la Roumanie ces dix dernières années. Aujourd’hui, on se heurte un peu à un palier, la venue de jeunes réfugiés ukrainiens ne faisant que révéler davantage des complexités qui ne sont pas faciles à résoudre du jour au lendemain.
* Un rapport publié début mars par l’ONG Save the Children Romania révèle qu’en 2021, 41,5% des enfants roumains – 1,5 million – risquaient l’exclusion sociale ou de tomber dans la pauvreté, soit le pourcentage le plus élevé sur l’ensemble des pays de l’Union européenne.
Au début du conflit, des responsables d’ONG qui agissent dans d’autres parties du monde, je pense notamment à l’Afrique, se plaignaient que leurs zones étaient en train d’être oubliées par la communauté internationale au seul profit de l’Ukraine, tout en comprenant l’urgence dans laquelle se trouve ce pays. Qu’en pensez-vous ?
En premier lieu, je dirais que ce ressenti n’est pas visible dans les chiffres. De fait, le soutien à l’Ukraine est venu principalement d’individus qui traditionnellement n’étaient pas engagés dans une cause humanitaire. Les fonds ne se sont pas déplacés de l’Afrique à l’Ukraine, c’est l’Ukraine qui a plutôt été l’objet d’une mobilisation nouvelle. Par ailleurs, la crise ukrainienne a poussé la communauté internationale à modifier sa façon de réagir aux urgences. Ce qui arrive aux portes de l’Union européenne nous incite à repenser les modalités d’action de manière plus qualitative, et ce n’importe où dans le monde. D’autant que les contextes changent, que ce soit dans certains pays africains ou dans des pays très développés, avec une modification des besoins vu la hausse des revenus pour les premiers, et de nouvelles urgences d’ordre climatique pour les seconds. Pour revenir à la crise des réfugiés ukrainiens, ce qui m’inquiète aujourd’hui est que la communauté internationale ne perçoive plus la situation comme étant prioritaire ; on observe déjà que les fonds dédiés à l’Ukraine commencent à se réduire. Or, comme je le disais, nous sommes face à d’autres types de complexités qui demandent toujours plus d’attention et de soutien financier. Surtout que nous ne savons pas jusqu’à quand cette guerre va durer.
Propos recueillis par Olivier Jacques.