Entretien réalisé le mercredi 15 mars dans la matinée, par téléphone, en français et en roumain.
Eva Pervolovici est une réalisatrice roumaine. Son dernier film, Topographie du hasard est centré sur l’œuvre de l’artiste suisse d’origine roumaine Daniel Spoerri, né à Galați en 1930, qui a réchappé de justesse au pogrom de Iași où a péri son père. Figure majeure de l’art contemporain, Daniel Spoerri est notamment connu pour ses tableaux-pièges et le concept de « Eat Art »…
Comment vous est venue l’idée de ce film documentaire ?
Cela remonte à plusieurs années en arrière. Initialement, je m’intéressais aux artistes qui enterrent leurs œuvres. En suivant cette piste, je suis tombée sur une performance de Daniel Spoerri de 1983 : un grand banquet à la Fondation Cartier de Jouy-en-Josas, où 80 personnes furent invitées et durent ramener leurs propres assiettes et couverts. À la fin du banquet, les tables où étaient assis les convives ont été enterrées avec tous les restes et les couverts. En 2017, j’ai eu la chance de filmer la première fouille archéologique d’art contemporain, durant laquelle les équipes de l’institut d’archéologie de Paris ont déterré les restes de ce même repas selon les règles archéologiques classiques. C’est le moment où j’ai commencé le film sur Daniel Spoerri. Le tournage a duré jusqu’à la pandémie, il s’est étalé sur plusieurs années.
Le film aborde la vie de Daniel Spoerri, et notamment un moment clé de son enfance, alors qu’il réchappe de justesse au pogrom de Iași…
La thématique de la mémoire et des souvenirs est centrale dans ce film, ainsi que dans mon film précédent, Delta Bucureștiului. Mais je ne voulais pas utiliser le dispositif de l’interview classique, avec des personnes qui parlent face caméra ; c’est pour cela que nous ne voyons pas Daniel Spoerri, nous l’entendons. J’ai également utilisé beaucoup d’interviews d’archives radiophoniques. Tout est ainsi centré sur la voix de Spoerri, elle accompagne ce voyage sur ses traces, dans les lieux où il a vécu. En revanche, les survivants du pogrom de Iași qui s’expriment apparaissent face caméra lorsqu’ils témoignent, car ce n’est pas la même nature d‘interview. On a d’un côté la vie artistique de Daniel Spoerri, et les souvenirs d’un pogrom de l’autre que l’on ne peut pas illustrer. Mais voir parler les survivants est suffisant. Les pogroms ne sont pas très documentés, néanmoins il n’a pas été difficile de rentrer en contact avec les survivants, ils sont volontaires pour témoigner. Ils voient ça comme un devoir de mémoire. J’ai aussi été étonnée de constater qu’ils se souviennent des moindres détails, des couleurs, des odeurs, tout est encore très vif dans leur esprit.
Le hasard est aussi un motif récurrent dans le film, jusqu’à son titre…
Le titre du film, Topographie du hasard reprend le titre d’un livre de Spoerri qui se nomme Topographie anecdotée du hasard où il avait fait une topographie de ce qui se trouvait le matin sur sa table, de ce qui y était disposé par hasard. Le hasard joue effectivement un rôle important dans la vie et l’œuvre de Spoerri. Ne serait-ce que le fait qu’il soit en vie est un coup du hasard, car il aurait pu être tué pendant le pogrom. Ensuite, dans ma rencontre avec lui, dans la manière dont j’ai construit le film, et dans mes autres rencontres, il y a eu tant de coïncidences, d’étranges coïncidences. Mon monteur a aussi vécu la même chose. On voit d’ailleurs quelques-unes de ces coïncidences dans le film.
Propos recueillis par Hervé Bossy.