Entretien réalisé le lundi 27 mars dans la matinée, par téléphone et en roumain.
Cristian Iftode est professeur à la Faculté de philosophie de l’université de Bucarest. Il parle ici de l’apport de son domaine d’étude dans notre quotidien…
Comment la philosophie peut-elle nous aider à affronter les tragédies, les guerres ?
Les stoïciens nous apprennent que dans un contexte tragique ou face à une situation extrême, il faut savoir rester lucide et faire preuve de discernement pour distinguer les choses que l’on peut changer de celles qu’il faut tout simplement accepter. Cette idée a été reprise par la psychologie qui, jusqu’au 19ème siècle, faisait partie du domaine de la philosophie. Ceci dit, nos réactions face aux événements nous appartiennent entièrement. La liberté individuelle se construit en rapport avec notre attitude envers les faits. Et, chose encore plus importante, on ne saurait dresser un rapport causal strict entre les événements et les réactions qu’ils déclenchent. Chaque individu a sa propre manière de réagir. Pour revenir aux catastrophes, je dirais que dans des contextes problématiques tels qu’une guerre, une pandémie, un deuil ou une séparation, le mieux est d’essayer de rester le plus lucide et équilibré possible, et de se concentrer sur le soutien que l’on peut apporter autour de nous.
L’année dernière, vous avez réédité un ouvrage intitulé Filosofia ca mod de viață (La philosophie comme mode de vie, ndlr). Quel a été le but de ce livre ?
Au moment de sa parution, en 2010, j’ai voulu proposer une approche différente de la philosophie en Roumanie qui, à l’époque, privilégiait deux courants : analytique et phénoménologique. Or, depuis les années 2000, on a remis sur le tapis ce que les Anciens savaient déjà, à savoir qu’en dehors de ses théories et de ses arguments, la philosophie doit aussi servir à nous offrir des instruments concrets d’amélioration de notre existence. Pour moi, le principal enjeu a été de présenter la philosophie comme un mode de vie, de placer en avant ce que Foucault appelait « les techniques de soi », c’est-à-dire toutes ces pratiques, méditation, dialogue, introspection qu’on emploie dans notre vie de tous les jours, parfois d’une manière inconsciente. La philosophie est un art qui s’exerce de façon continue, par chacun d’entre nous, elle fait partie de notre quotidien.
Aimez-vous le monde d’aujourd’hui, toujours plus numérisé ?
Généralement, les grands changements historiques se produisent graduellement, et ce n’est qu’avec le recul que l’on devient conscient d’un bouleversement. Cela fait au moins vingt ans que la Silicon Valley parle d’une société numérisée qui commence vraiment à tout envahir. Sans être un expert en la matière, je remarque surtout deux risques majeurs. D’abord, la mise en place d’une société du contrôle où le moindre click est répertorié et classé, ce qui a déjà et aura toujours plus d’impact sur les libertés individuelles. La deuxième menace est liée à la communication qui, paradoxalement, est devenue de plus en plus compliquée. Au lieu de rester réellement en contact les uns avec les autres, on finit chacun dans sa bulle, accablé par des images et des informations que nous avons du mal à gérer. Les réseaux sociaux notamment finissent par polariser notre attention sur les propos extrêmes, ce qui rend le dialogue plus difficile que jamais*.
Propos recueillis par Ioana Maria Stăncescu.
* Recommandation de lecture sur le sujet : « Algocratie », d’Arthur Grimonpont.