Entretien réalisé le mercredi 10 avril en milieu de journée, par téléphone et en anglais (depuis Belgrade).
Pays candidat à l’Union européenne, la Serbie semble pourtant plus proche de la Russie que de l’Occident. Directeur du think tank Bezbednost, le Centre de politique de sécurité de Belgrade, Igor Bandović estime que ce sentiment se manifeste non seulement parmi l’élite politique, mais aussi au sein de la population…
Quelle est la situation politique en Serbie quatre mois après les dernières élections ?
Je dirais qu’elle est assez tendue et polarisée. La coalition au pouvoir se trouve mêlée à des irrégularités constatées au cœur du processus électoral. Il s’agit là de fraudes électorales au sens large, y compris de déplacements d’électeurs. Rajoutons que la plupart de ces irrégularités ont été constatées dans la capitale même, à Belgrade. C’est pourquoi la communauté internationale et les partis d’opposition ont fait pression sans relâche afin d’organiser de nouvelles élections*. Ce qui aura lieu le 2 juin prochain.
* Lire cet article d’Euronews sur les manifestations de décembre dernier.
Que diriez-vous des dirigeants du pays ?
Soyons clairs, le régime actuel est tout sauf démocratique – il est dirigé par le président Aleksandar Vučić depuis mai 2017, ndlr. Je dirais que nous nous situons quelque part entre un régime autocratique et une dictature. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que nous avons perdu le fil de notre processus d’intégration européenne – bien que la Serbie soit toujours candidate à l’entrée dans l’UE, et ce depuis 2013, ndlr. Nos amis, en Occident, se font plus rares, alors que ce n’était pas comme ça il y a encore quelques années. De fait, nous sommes actuellement plus proches de la Russie que de l’Union européenne, c’est indéniable. Si la société civile se montre extrêmement préoccupée par la situation, elle est marginalisée et soumise à une forte pression de la part du gouvernement. En définitive, et de manière globale, je dirais qu’au cours des dix dernières années, la société serbe a bel et bien reculée au lieu d’aller de l’avant. Outre les nombreux problèmes que nous rencontrons dans le domaine de l’état de droit, de l’alignement de la politique étrangère sur l’UE, et du dialogue avec le Kosovo, nous nous retrouvons désormais dans la situation d’un pays allié de la Russie sur un certain nombre de volets. Or, et c’est là fort préoccupant, ce sentiment de rapprochement à l’égard de la Russie et de Poutine est largement présent au sein de la population serbe et de l’establishment politique. Le président Vučić se permet même le luxe d’exagérer ses déclarations, en annonçant notamment de prétendues tentatives d’assassinat à son encontre, ou encore en s’exprimant sur un ton volontairement dramatique au sujet de l’évolution de la situation non seulement en Serbie mais dans le monde. C’est ainsi qu’il tente de mobiliser ses propres électeurs et d’imposer certaines questions liées à son programme politique.
Comment caractériser la situation économique et sociale ?
Globalement, la situation macroéconomique de la Serbie n’est pas si mauvaise. Ceci étant, nous empruntons beaucoup d’argent, sans cesse. Ce n’est pas viable. Quant aux citoyens serbes, ils ne vivent pas si mal, à mon sens, mais la disparité entre les riches et les pauvres s’accroît de jour en jour. Pour schématiser, je dirais que nous avons l’impression de vivre dans un pays d’Amérique du Sud des années 1970 ; nous sommes confrontés à un capitalisme brutal, accentué par l’absence totale de régulation de la part de l’État. S’il y a un certain nombre de problèmes économiques de fond, le pays fait surtout face à un grand nombre de défis sociaux. À cet égard, nous nous trouvons encore dans une situation très « pré-européenne ».
Propos recueillis par Carmen Constantin.
Notre précédent entretien avec Igor Bandović sur les élections de 2022 en Serbie a été édité dans « Regard, la lettre » du samedi 2 avril 2022 : https://regard.ro/igor-bandovic-2/