Entretien réalisé le mardi 9 avril dans la matinée, par visioconférence et en roumain (depuis Comrat, capitale de la Gagaouzie en Moldavie).
En Moldavie, la Transnistrie n’est pas le seul territoire qui voue allégeance au Kremlin. La région autonome de Gagaouzie est aussi dominée par la propagande russe. Mihail Sirkeli, journaliste et fondateur du média indépendant Nokta, basé à Comrat, capitale de la Gagaouzie, revient sur les tensions qui agitent ce territoire…
Quel est le statut de la Gagaouzie en Moldavie et quelles sont les particularités de sa population ?
En Roumanie, comme en France, il n’y a pas de régions spéciales avec un statut juridique particulier. Elles ont le même niveau de compétences et sont plus ou moins égales géographiquement et démographiquement. La Moldavie ressemble plus à l’Italie, où il y a un État uni avec un régionalisme asymétrique. Certaines régions ont les mêmes compétences, d’autres en ont davantage. C’est le cas de la Gagaouzie – 134 000 habitants en 2014, ndlr – constituée à 80-90 % de Gagaouzes, ethnie d’origine turque mais de religion chrétienne orthodoxe, contrairement à d’autres ethnies turques comme les Tatars ou les Azéris qui, elles, sont musulmanes. Cette particularité religieuse pour un peuple turcique influence grandement l’attitude des Gagaouzes envers la politique étrangère. L’autre région qui pourrait potentiellement devenir comme la Gagaouzie est la Transnistrie, dans le cas où celle-ci serait réintégrée à la Moldavie – il s’agit pour le moment d’un État indépendant autoproclamé et non reconnu par la communauté internationale, ndlr.
La Gagaouzie a en effet son propre gouvernement, avec un gouverneur appelé « bașkan », dont l’élection a eu lieu en octobre dernier. Et la nouvelle « bașkan », Evghenia Guțul, a été vue récemment en compagnie du président russe Vladimir Poutine au Festival mondial de la jeunesse à Sotchi début mars. Qu’est-ce que cela signifie ?
La Gagaouzie est fortement influencée par la propagande russe, la quasi-totalité de la population étant russophone. L’autonomie de la Gagaouzie a été obtenue en 1994 afin de protéger la langue et la culture gagaouzes. Mais en réalité, la région est devenue un outil de promotion des intérêts de la Russie. L’administration locale ne s’occupe pas vraiment du développement de la langue gagaouze, parlée surtout par les personnes âgées. La langue principale est le russe. Les gens reçoivent une éducation en russe et s’informent en russe, ce qui a un impact certain sur leur façon de penser et de percevoir la politique intérieure et étrangère. Évidemment, Moscou utilise activement le statut juridique spécial de la Gagaouzie contre la Moldavie, contre sa souveraineté, son indépendance et l’intégration dans l’UE. Aux dernières élections d’octobre, Evghenia Guțul a effectivement été élue ; elle est tout simplement la marionnette d’un criminel en fuite, Ilan Șor – leader de l’ancien parti pro-russe Șor, ndlr –, qui a participé au vol d’1 milliard d’euros de plusieurs banques moldaves fin 2014. Il est soutenu par Moscou, où il vit actuellement. Ilan Şor a favorisé l’émergence d’Evghenia Guțu que personne ne connaissait, et l’a présentée trois semaines avant le jour du scrutin. Elle fait ce qu’on lui dit. Cette photo qui montre sa rencontre avec Poutine est un signal de soutien à l’agression de la Russie en Ukraine, et à l’occupation de 20 % de la Moldavie par les troupes russes en Transnistrie*. La Russie menace la Moldavie de perdre une partie de ses territoires si elle intègre l’UE ce qui est, à mon avis, exagéré. Pour l’instant, la Russie ne peut rien faire. Tant que l’Ukraine tiendra, elle nous protègera.
* Mardi dernier, le 9 avril, Evghenia Guțu est à nouveau apparu en compagnie de Vladimir Poutine à Moscou où elle aurait signé un accord d’aide économique avec la Russie. Le lendemain, la visite de la président moldave Maia Sandu en Gagaouzie a provoqué des heurts à Comrat entre la police et des manifestants pro-russes.
Quelles seraient les solutions à court et long terme pour réduire l’influence de la Russie en Gagaouzie ?
Sur le court terme, l’État moldave devrait intervenir dans l’espace informationnel de la Gagaouzie, et soutenir les médias indépendants comme le nôtre afin que nous puissions nous développer, ainsi que les chaînes de télévision. Ici, en Gagaouzie, la majorité des habitants regardent la télévision russe. Ils perçoivent une autre réalité que le reste des Moldaves, une réalité déformée. Sur le long terme, l’État moldave doit proposer un enseignement en langue roumaine, afin que les nouvelles générations qui grandissent soient plus fidèles à la Moldavie en tant qu’État indépendant et souverain. Aujourd’hui, en Gagaouzie, je dirais que moins de 10 % de la population parle roumain, et généralement, ce ne sont pas des Gagaouzes.
Propos recueillis par Marine Leduc.
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