Entretien réalisé le jeudi 7 mars dans la matinée, par téléphone et en roumain.
À la tête du groupe de réflexion New Strategy Center, George Scutaru évoque ici le risque d’une occupation russe de la Transnistrie et les signes avant-coureurs, sur le terrain, d’une telle action…
Comment mesurer la possibilité d’une intervention russe en Transnistrie alors que le soi-disant organe législatif de ce territoire a demandé la protection de Vladimir Poutine ?
Je voudrais d’abord préciser que la demande en question a été adressée à plusieurs institutions, non seulement au Kremlin, mais aussi à la Douma – Chambre basse du Parlement russe, ndlr. La réaction la plus intéressante a sans doute été celle du ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov. Sur un ton critique, il a déclaré que ce qu’il se passait en Transnistrie était similaire à l’attitude des Ukrainiens vis-à-vis de la population russophone du Donbass. De fait, il met les Moldaves dans le même panier que les Ukrainiens, ce qui est très dangereux. Rien n’empêcherait alors que Moscou décide de passer à l’étape suivante en évoquant, dans les mêmes termes qu’en Ukraine, une « dénazification de la Moldavie ». Le deuxième élément de sa déclaration, inquiétant lui aussi, fait référence aux dirigeants roumanophones de Chișinău, lesquels, selon monsieur Lavrov, prôneraient une attitude discriminatoire à l’égard de la minorité russe et souhaiteraient s’unir à la Roumanie. Les Russes affirment depuis longtemps que l’Ukraine est au service des Américains et de l’OTAN. Dans ce cas précis, nous constatons que les références au pouvoir moldave font de ce dernier un instrument au service de l’État roumain, avec un Occident agissant par l’intermédiaire de la Roumanie. Il y a donc là encore un parallèle avec la situation ukrainienne. Troisième élément : la référence au fait que plus de 200 000 citoyens russes vivent en Transnistrie*. Selon la Constitution et la doctrine militaire russes, l’État russe a le devoir de protéger ses citoyens à l’étranger. Tous ces éléments indiquent que la Russie est en train de constituer un dossier complet en vue d’une action d’envergure contre la Moldavie. Cependant, il faudrait pour cela que la réalité militaire sur le terrain le permette. Or, pour l’instant, et grâce à la résistance ukrainienne, il n’y a pas à mon sens de menace militaire imminente pesant sur la Moldavie. Toutefois, si la situation sur le front ukrainien s’aggravait et que la Russie parvenait à gagner de nouveaux territoires en prenant Odessa et en créant un pont terrestre entre la Crimée et la Transnistrie, le risque d’une occupation militaire de la Moldavie augmenterait considérablement. En attendant, Moscou tente de déstabiliser le pays par différents biais. N’oublions pas qu’il s’agit d’une année électorale aussi chez le voisin moldave, avec la présidentielle en novembre. L’année sera donc tout sauf tranquille pour la République de Moldavie qui fait preuve de beaucoup de résilience, notamment grâce à l’aide de l’Union européenne et de la Roumanie.
* Récemment, à l’approche de la présidentielle russe, Moscou a décidé d’ouvrir plusieurs bureaux de vote au sein de la Transnistrie : https://fr.euronews.com/2024/03/12/transnistrie-la-moldavie-convoque-lambassadeur-de-russie
Quelle est l’histoire de la Transnistrie ?
La Transnistrie faisait partie de la République populaire démocratique de Moldavie créée par Staline. Il s’agissait d’une république autonome au sein de l’Union soviétique, instituée spécifiquement pour justifier l’annexion éventuelle de la Bessarabie, laquelle a eu lieu en 1940 lorsque les dispositions du pacte Ribbentrop-Molotov ont été mises en œuvre pour la Moldavie. C’est ainsi qu’est née la République socialiste soviétique de Moldavie, le pays comprenant la Transnistrie en plus des territoires situés entre le Prut et le Dniestr. À la fin des années 1980, dans le cadre des mouvements de reconquête de l’identité nationale qui ont eu lieu dans toutes les républiques soviétiques, des États comme l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie mais aussi la République de Moldavie ont décidé de passer à l’alphabet latin, lequel était jusqu’alors interdit. La langue moldave s’écrivait à ce moment-là en cyrillique ; elle a été inventée par les Soviétiques précisément pour bien la différencier du roumain. En conséquence, le roumain et l’orthographe latine se sont heurtés à la résistance de la minorité russe et d’autres minorités russophones, lesquelles étaient soutenues par Moscou. Au final, tout cela a conduit à des tensions croissantes entre Chişinău et Tiraspol – capitale de la Transnistrie, ndlr –, puis à un conflit intense, en 1992, avec de nombreux morts des deux côtés. La Fédération de Russie est intervenue sur place avec sa 14ème armée, stationnée depuis en Transnistrie – actuellement dénommée « Groupe opérationnel des forces russes en Transnistrie », ndlr. Ce fut le premier conflit gelé créé par la Fédération de Russie. Celui-ci n’a cessé de s’éterniser, à l’instar d’autres conflits tels que ceux d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, en Géorgie. Tout cela est entretenu par Moscou dans le but de bloquer un éventuel destin européen pour ces pays.
La Transnistrie serait-elle politiquement et économiquement viable en tant qu’État ?
Économiquement, elle fonctionne principalement grâce au gaz gratuit qu’elle reçoit des Russes. Cette ressource lui permet notamment de fabriquer des produits métallurgiques à des prix imbattables, dans la ville de Râmnița. À elle seule, cette usine alimente presque l’ensemble du budget de la Transnistrie. Ce territoire survit ainsi uniquement grâce au gaz russe. Si le robinet venait à être coupé, la situation économique de la Transnistrie deviendrait immédiatement ingérable. Il n’y a donc pas de survie envisageable pour la Transnistrie en tant qu’État indépendant.
Propos recueillis par Carmen Constantin.
En complément, lire notre précédent entretien sur la Moldavie avec Valeriu Pașa, président du groupe de réflexion moldave WatchDog.MD (« Regard, la lettre » du samedi 17 février) : https://regard.ro/valeriu-pasa/