Entretien réalisé le jeudi 21 mars en fin de journée, par téléphone et en roumain.
Gabriel Păun, président de l’ONG Agent Green, lutte pour sauver les forêts roumaines de la déforestation illégale. Il fait ici le point sur la situation d’un patrimoine naturel toujours en danger…
Quel est l’état des forêts roumaines ?
Selon moi, les forêts roumaines sont en très mauvais état. Cela fait vingt ans que j’attire l’attention sur la déforestation illégale, un fléau qui touche aussi bien les forêts domaniales que privées. Cette dégradation est en partie due aux capacités phénoménales des usines de transformation qui ne laissent pas le temps aux forêts de se régénérer. Ces entreprises n’ont pas la patience d’attendre que les arbres poussent et arrivent à maturité, elles essaient toujours d’abaisser l’âge moyen d’abattage. Et vont jusqu’à pénétrer dans les parcs nationaux, normalement protégés. Même les derniers 8 % de forêts roumaines restées jusque-là préservées sont en péril. Une grande partie de mon travail, et de celui d’autres ONG, consiste donc d’abord à sauver les parcs nationaux. Mais pour le moment, nous n’y parvenons pas. Certes, nous sommes arrivés à augmenter la superficie protégée dans un certain nombre de parcs. Mais ces derniers ne représentent que 1 % du territoire roumain. Les choses bougent très lentement. Et je ne vois pas de signes encourageants. Les coupes illégales mettent en danger non seulement la biodiversité du pays mais aussi nos infrastructures nationales, routes, chemins de fer et lignes électriques.
Comment se fait-il que des entreprises privées comme Ikea détiennent autant de forêts en Roumanie ? Et pourquoi jouissent-elles d’impunité alors qu’elles contribuent à la déforestation illégale ?
Ikea est un acteur important sur le marché mondial, y compris en Roumanie*. Ici, la multinationale suédoise jouit d’un statut particulier puisqu’elle sous-traite des entreprises de transformation du bois pour fabriquer ses meubles. Mais elle est aussi le plus grand propriétaire de forêts privées du pays. Il existe une faille dans la législation roumaine, car dans le reste de l’Europe, une entreprise ne peut pas détenir autant de forêts. Et si c’est le cas, elle doit se conformer au Code forestier et à la législation européenne, c’est-à-dire à la Directive Habitats-Faune-Flore. Ikea ne respecte ni l’un, ni l’autre. Elle n’effectue pas d’étude d’évaluation appropriée pour une exploitation forestière planifiée dans les zones protégées, ce qui est totalement illégal, et fait des coupes rases de façon dissimulée. Par exemple, à Penteleu – massif de Penteleu, à l’ouest de Brașov, ndlr – se trouvait une forêt primaire magnifique. Après son acquisition par Ikea, l’entreprise a ordonné des coupes d’urgence, prétextant que la forêt était trop vieille. C’est un scandale. En outre, Ikea dispose d’un arsenal marketing extrêmement efficace. Nous essayons de faire éclater la vérité au grand jour, mais c’est difficile car notre budget est très inférieur au leur ; tous les fonds dont nous disposons sont dépensés dans les enquêtes et les procès. À cela s’ajoute le fait qu’Ikea bénéficie d’un système d’inspection et de certification corrompu, avec des agents payés pour fermer les yeux. Ces derniers travaillent aussi en étroite collaboration avec WWF (World Wild Fund, ndlr), à qui ils ont versé 1,5 million d’euros sur plusieurs années. Sans compter que certaines ONG environnementales ne viennent pas non plus nous prêter main forte pour empêcher ce carnage et montrer ce qu’Ikea fait à nos forêts. Par ailleurs, l’une des stratégies abusives du géant suédois consiste à placer des publicités partout dans la presse. Il est donc impossible pour cette dernière de dénoncer le groupe alors même qu’elle dépend de ses financements. La classe politique n’agit pas non plus, car l’exploitation du bois roumain par Ikea, légale ou pas, rapporte de l’argent. Nous sommes face à une sorte de crime organisé impliquant à la fois les politiciens, le Parlement, les sociétés d’exploitation et les administrations forestières. Tout le monde y gagne, donc personne n’a intérêt à s’attaquer au problème.
* À voir, le documentaire d’Arte « Ikea, le seigneur des forêts » que nous vous avions indiqué dans l’infolettre nr 64 : https://www.arte.tv/fr/videos/112297-000-A/ikea-le-seigneur-des-forets/
De quelles solutions dispose la Roumanie pour lutter contre ce fléau ?
Si la Roumanie voulait vraiment prendre le problème à bras-le-corps, elle l’aurait déjà fait depuis longtemps. Tout ce qui a été mis en place jusqu’à présent n’est qu’une vaste mascarade. Entre 2014 et 2016, nous avons collaboré avec l’Inspection des forêts. Et tout ce que nous avons suggéré pour mettre un terme aux abus a été très peu appliqué, ou bien a été mis en place très lentement afin de toujours laisser une porte entrouverte à la déforestation illégale. Selon moi, ce que fait le gouvernement n’est que de la poudre aux yeux. Lorsque j’en ai pris conscience, j’ai porté plainte auprès de la Commission européenne qui a entamé, en février 2020, des procédures à l’encontre de la Roumanie pour exploitation forestière illégale et coupes abusives dans des zones protégées. Cela fait déjà quatre ans, et rien n’a changé pour autant. Jusqu’à présent, nous avons remporté 400 procès contre le gouvernement roumain et l’administration forestière. Mais malheureusement, en Roumanie, la jurisprudence ne fonctionne pas. Si tel était le cas, nous aurions résolu le problème depuis longtemps.
Propos recueillis par Charlotte Fromenteaud.
Notes :
– Nous avions interviewé une première fois Gabriel Păun sur la problématique des animaux sauvages en Roumanie (« Regard, la lettre » du samedi 15 mai 2021) : https://regard.ro/gabriel-paun/
– À lire (traduit en anglais), cet article du quotidien espagnol El País, édité hier, sur un projet de conservation des forêts en Roumanie par un groupe de philanthropes (auteur : Raúl Sánchez Costa) : https://english.elpais.com/international/2024-03-29/philanthropist-group-buys-up-large-tracts-of-land-in-romania-to-create-european-yellowstone.html