Entretien réalisé le lundi 25 mars en début d’après-midi, par téléphone et en roumain.
L’avortement fait toujours l’objet de violentes controverses dans de nombreux pays. Comment est-il perçu en Roumanie ? Éléments de réponse avec Raluca Popescu, sociologue spécialisée dans les politiques familiales et démographiques à la Faculté de sociologie de Bucarest…
La question de l’avortement est particulièrement sensible, notamment dans un pays plutôt religieux comme la Roumanie. Comment faire avancer ce droit essentiel pour les femmes sans heurter les sensibilités ?
Je ne pense pas que l’Église orthodoxe roumaine et la foi chrétienne constituent les premiers obstacles au droit des femmes à disposer de leur corps. Il faut plutôt regarder du côté des autorités et des responsables politiques ; la plupart évitent d’afficher une position claire par rapport au droit à l’avortement afin de ne pas perdre une partie de leur électorat. En Roumanie, il n’existe pas un seul parti qui défende ouvertement les idées féministes. D’un autre côté, le souvenir des milliers de femmes mortes des suites d’avortements clandestins persiste. Le décret de 1966 par lequel le dictateur Nicolae Ceauşescu avait interdit l’accès à l’avortement et à la contraception pour encourager la natalité a profondément marqué la société roumaine. Rappelons les chiffres : entre 1966 et 1989, 85% des décès maternels ont été provoqués des suites d’une IVG – Interruption volontaire de grossesse, ndlr – réalisée dans de mauvaises conditions. Il est donc difficile de croire que la société roumaine accepterait un retour en arrière. Si en Hongrie ou en Pologne le droit à l’avortement est remis en question, ces pays n’ont pas subi de politique de natalité à ce point dévastatrice comme chez nous. La tendance est relativement claire en Roumanie, et d’après une étude récente menée par l’organisation féministe FILIA, 77% des femmes soutiennent le droit à l’avortement.
Selon vous, les organisations féministes roumaines devraient-elles changer de discours ? Une communication plutôt directe et frontale est-elle réellement efficace ?
Je voudrais d’abord préciser que le discours des organisations féministes en Roumanie est relativement récent, celles-ci sont très jeunes. FILIA, pour citer de nouveau cette organisation, n’a que quinze ans d’existence. Et je peux vous assurer qu’elles sont souvent plus efficaces que les structures publiques de lutte en faveur des droits des femmes. Parfois, ces organisations sont les seules à parvenir à mettre en place en milieu rural des programmes d’éducation sexuelle. La Roumanie souffre d’un taux d’alphabétisation particulièrement bas. En l’absence de cours d’éducation sexuelle dans les écoles, les jeunes filles, notamment celles issues des milieux défavorisés, ont recours à l’avortement au lieu d’utiliser des moyens contraceptifs. De plus, nous sommes dans un pays encore très patriarcal à bien des égards ; ici, la femme est tenue pour principale responsable des conséquences d’un acte sexuel. Ce sont ces ONG qui établissent différents programmes de prévention et de planning familial dans des communautés marginalisées où la vie sexuelle est considérée, de nos jours encore, comme un sujet tabou. Lors des enquêtes que j’ai menées sur le terrain en tant que sociologue, la grande majorité des femmes rencontrées avaient opté pour l’IVG au moins une fois dans leur vie. Certaines étaient très jeunes. J’en ai même connu qui avaient subi plus de dix avortements et en parlaient comme d’une chose absolument banale.
Bien que la législation permette l’avortement, comment le système de santé roumain devrait-il lui aussi évoluer ?
Personnellement, je suis extrêmement surprise de constater qu’un nombre important de médecins roumains refusent toujours aux femmes le droit de se faire avorter. En 2019, suite à une enquête menée là encore par FILIA en partenariat avec le Centre euro-régional pour les initiatives publiques (ECPI, ndlr), il s’est avéré que dans presque un quart des hôpitaux publics de Roumanie, les médecins refusaient de pratiquer des IVG pendant les grandes fêtes religieuses*. Et ce ne sont pas les prêtres qui leur interdisent, c’est leur décision à eux. La situation est d’autant plus inquiétante que la plupart des refus interviennent en milieu rural, là où nous enregistrons le nombre le plus important de mères adolescentes. Pour rappel, près d’un quart (23%, ndlr) des mères adolescentes de l’UE sont roumaines, selon les données Eurostat de 2018. Or, à force de leur refuser le droit à l’avortement, toutes ces jeunes femmes issues principalement de milieux modestes finissent par faire des enfants dont elles n’arrivent pas à s’occuper correctement. Voilà aussi pourquoi les populations pauvres sont en augmentation. En complément de cet état des lieux, il convient toutefois de préciser que le contrôle de la reproduction avec tout ce que cela implique, accès à des moyens contraceptifs, droit à l’IVG, rapports sexuels responsables, a entraîné une chute très nette du taux de mortalité maternelle. Concrètement, l’espérance de vie des femmes a augmenté à partir du moment où le droit à l’avortement a été autorisé par la loi.
Propos recueillis par Ioana Stăncescu.
* https://centrulfilia.ro/avortul-un-drept-legiferat-dar-greu-de-accesat-in-romania-anului-2019/