Entretien réalisé le vendredi 15 décembre dans l’après-midi, par téléphone et en roumain.
Suite aux licenciements dans la rédaction de Gazeta Sporturilor, le groupe suisse Ringier a également mis à pied la rédaction en chef de Libertatea, journal le plus lu en Roumanie et connu pour ses enquêtes. Cristina Lupu, directrice exécutive du Centre du journalisme indépendant, revient sur les conséquences de ces événements…
L’édition de « Regard, la lettre » du 18 novembre 2023 s’est penchée sur l’arrêt de la version papier de Gazeta Sporturilor et le licenciement de la rédaction en chef. Aujourd’hui, Ringier s’est aussi attaqué à Libertatea. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le 6 décembre, Ringier a licencié Cătălin Tolontan, célèbre journaliste d’investigation et coordinateur éditorial de Libertatea. Il avait déjà été démis de ses fonctions un mois auparavant en tant que coordinateur éditorial de Gazeta Sporturilor. En même temps que Cătălin Tolontan, Ringier a limogé les deux rédactrices en chef adjointes, Iulia Roșu, qui gérait la version en ligne, et Camelia Stan, qui coordonnait la version imprimée. Une semaine plus tard, c’est le rédacteur en chef adjoint Dan Ducă qui décide de démissionner. Ringier invoque des raisons économiques, veut réduire la version imprimée et se concentrer sur la version numérique. Pourtant, Libertatea est déjà très axé sur le numérique ; il a beaucoup de succès, c’est le média le plus lu sur Internet*. La décision de Ringier n’est pas très claire, surtout après les accusations d’ingérence éditoriale en faveur de l’industrie des paris sportifs.
* Selon l’ONG BRAT, le Bureau roumain d’audit Transmedia, le site de Libertatea était le média le plus visité en novembre 2023, avec 8,5 millions de visiteurs uniques.
Quelles conséquences cela peut-il avoir sur la liberté de la presse en Roumanie ?
En cinq ans, Libertatea – depuis le rachat de Ringier en 2018, ndlr – est un tabloïd qui est devenu un quotidien populaire avec un bon équilibre entre les sujets légers et de grandes enquêtes. Le journal publie aussi des investigations sensibles qui n’apparaissent pas forcément dans les autres médias de masse. Cette vision a été mise en place par Tolontan et son équipe. Au fil des années, ils ont acquis une grande confiance de la part d’un large public. De plus, pour les médias indépendants et alternatifs, Libertatea est aussi une plateforme qui publie leurs sujets et leur permet d’atteindre une audience plus vaste. C’est pourquoi la situation actuelle est un désastre pour la presse indépendante en Roumanie. Sans oublier que l’année prochaine, nous avons quatre élections, européennes, municipales, législatives et présidentielle. La désinformation en ligne croît, avec un discours anti-européen et anti-Occident, tandis que plusieurs médias de masse sont financés par des partis pour influencer les électeurs. Toucher à Libertatea, c’est risquer de perdre un contrepoids, une source d’information d’envergure avec des enquêtes indépendantes. Il n’existe pas d’équivalent en Roumanie avec un public aussi nombreux.
Vous attendiez-vous à une telle action de la part d’un groupe de presse d’Europe de l’Ouest ?
Je pense qu’il y a en effet eu une certaine naïveté de notre part lorsque Ringier a racheté Libertatea et Gazeta Sporturilor. Nous avions l’habitude d’avoir en Roumanie des médias possédés par des entreprises qui ne s’intéressaient pas forcément au journalisme. Et l’on regarde toujours avec scepticisme les patrons de presse roumains qui ont parfois des liens avec des politiciens corrompus. On se disait donc qu’un groupe d’Europe de l’Ouest qui existe depuis des décennies comprendrait mieux et respecterait le travail des journalistes. Ce n’est finalement pas le cas.
Propos recueillis par Marine Leduc.
À lire ou à relire, notre entretien avec Cătălin Tolontan, quand les choses allaient relativement bien… (« Regard, la lettre » du samedi 13 février 2021 : https://regard.ro/catalin-tolontan/).