Entretien réalisé le mardi 14 novembre en fin de matinée, par téléphone et en roumain.
Gazeta Sporturilor (GSP), le principal journal sportif roumain, connu également pour ses enquêtes, n’existe plus depuis début novembre. Maître de conférences à la Faculté de journalisme et des sciences de la communication de Bucarest, Anamaria Nicola revient sur ce clap de fin brutal…
Pourriez-vous revenir sur les conditions qui ont mené à la fin de Gazeta Sporturilor ?
Comme tout le monde, j’ai été choquée par la rapidité avec laquelle les choses se sont déroulées. Je connais bien la rédaction de GSP puisque j’y ai moi-même travaillé pendant deux ans. L’équipe était très unie, ce qui est en soi assez atypique dans le milieu. Certes, il y avait déjà eu des frictions entre la rédaction et la direction – le groupe suisse Ringier, ndlr –, mais de là à envisager une fermeture du jour au lendemain… Selon la version officielle de Ringier, le licenciement du rédacteur en chef Cătălin Țepelin serait due à une « incompatibilité professionnelle ». De son côté, Țepelin a déclaré qu’il partait parce que la direction avait exigé de jeter un œil sur le contenu éditorial concernant la mafia des paris avant publication. La raison ? Les bookmakers sont les plus gros sponsors du journal. Ringier a par ailleurs évoqué des pertes financières pour justifier la fermeture du journal, ce qui a été contredit par les équipes. Le problème se résume à la volonté de mainmise de la direction sur les décisions éditoriales ; les frictions antérieures concernaient déjà cet aspect. Il y a là clairement un problème d’éthique, d’autant plus dans le cas d’un journal emblématique qui allait fêter ses cent ans dans deux mois. Les équipes de GSP – la rédaction comptait 80 employés, dont 40 journalistes, ndlr – étaient réputées pour leur professionnalisme. Cette rédaction avait prouvé, en ne faisant aucun compromis, qu’il était possible de réaliser de grandes investigations – GSP avait notamment sorti l’enquête sur le drame de l’incendie du club Colectiv, ndlr.
C’est ce qui vous a poussé à initier une lettre ouverte…
Oui. Sans cela, comment continuer à enseigner un journalisme éthique ? J’ai lancé cette initiative avec mes collègues et nous avons été rejoints par des enseignants de plusieurs universités dans les grandes villes du pays. Il était inconcevable de nous taire. Nous ne pouvons pas former nos étudiants en leur disant qu’ils vont travailler dans l’intérêt du public alors que dans la pratique, un patron pourra éventuellement leur dire de ne pas toucher aux bookmakers. C’est une hérésie, et cela explique d’ailleurs que de nombreux étudiants changent très vite de voie. Avec cette lettre, nous voulions rappeler que l’ingérence dans les décisions éditoriales n’a pas sa place dans la presse. Tout cela est d’autant plus triste que cela vient de la part d’un groupe de presse étranger. Si les journalistes ici ont longtemps été habitués à ce que les patrons roumains leur disent quoi écrire en fonction d’intérêts politiques, beaucoup s’attendaient sans doute à ce qu’un employeur étranger adopte une mentalité différente.
Diriez-vous que ce qui a trait au conflit d’intérêt et à l’indépendance des lignes éditoriales sont des principes encore sous-estimés en Roumanie ?
Je pense qu’ils ne sont pas suffisamment débattus. J’invite souvent à mes cours des confrères journalistes, et lorsque je leur demande s’ils ont déjà été confrontés à des pressions éditoriales, la réponse est toujours non. Mais pour avoir travaillé dans leurs salles de rédaction, je sais pertinemment qu’ils en subissent. D’une certaine manière, je pense qu’ils n’en sont pas conscients, comme si c’était quelque chose qu’ils n’admettaient pas. Les étudiants en journalisme sont pourtant familiers de ces questions, des cas concrets sont analysés. Le problème est qu’une fois dans le bain, il est très difficile de faire la différence entre une suggestion amicale de la part d’un collègue ou de son patron, et une approche délibérée visant à influencer votre travail. Surtout que de très nombreuses rédactions ne tiennent plus de véritable ligne éditoriale ; il est alors difficile pour les journalistes d’avoir le recul nécessaire pour juger de ce qui est normal ou pas. Ils en arrivent à faire des compromis presque sans s’en rendre compte. Ce qui s’est passé avec GSP a déstabilisé mes étudiants, c’est certain. D’autant que beaucoup d’entre eux sont toujours animés d’un idéal ; ils s’impliquent activement dans la presse indépendante par volonté de faire du journalisme de qualité et d’investigation. Je tiens d’ailleurs à signaler que cette année, il y a eu six vraies enquêtes journalistiques menées à terme par nos étudiants, et qui ont eu un écho certain. C’est très bon signe, cela montre qu’ils ne perdent pas espoir et trouvent des lieux où ils peuvent travailler d’une manière honnête. Toutefois, je dois admettre qu’ils sont de plus en plus nombreux à avoir des réticences à travailler dans la presse pour les raisons que j’évoquais précédemment. Et puis la nouvelle génération est plus exigeante, ils recherchent aussi un environnement de travail sain, éloigné des scandales. Heureusement, il existe une presse indépendante qui arrive à s’imposer comme Recorder, G4 Media ou PressOne. Bien que leur situation financière reste fragile, je pense notamment à la fermeture du magazine DOR. Ces médias sont précieux car le métier de journaliste a beaucoup perdu ces trente dernières années en Roumanie. Nos institutions de régulation de la profession fonctionnent mal, et nous n’avons plus de syndicats ni d’associations pour construire une communauté à long terme. Cela s’est ressenti dans le cas GSP ; la presse a peu réagi parce qu’il y a trop peu d’organisations qui se battent pour les droits des journalistes. Les abus sont aussi le fruit de cette absence de solidarité. Notre lettre n’a peut-être eu qu’un impact minime, mais cela n’enlève en rien son utilité, bien au contraire.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.