Entretien réalisé le lundi 8 janvier en fin de journée à Ruse (Bulgarie), en roumain.
Vladimir Mitev est un journaliste bulgare basé à Ruse, ville où il est né. Roumanophone, il travaille à la fois pour la radio publique bulgare et la radio publique roumaine. Sa connaissance des relations entre les deux pays, il la met également au service de son blog, The Bridge of friendship, en référence au pont reliant Ruse à Giurgiu*…
Des habitants de Ruse ont participé l’an passé à des manifestations ayant lieu à Giurgiu contre un projet d’incinérateur côté roumain. Cet élan vous a-t-il surpris ?
Non. Il y a un réel traumatisme propre à la ville de Ruse lié précisément à la ville de Giurgiu. Tout cela remonte aux années 1980, au temps de l’ancien combinat chimique de Verachim qui produisait du chlore à Giurgiu. À l’époque, à Ruse, de nombreuses personnes avaient des problèmes respiratoires, beaucoup ont d’ailleurs quitté la ville à cause de cela. Ce traumatisme est encore vivace, et lorsque les gens d’ici ont eu vent de ce nouveau projet d’incinérateur de déchets toxiques – des déchets médicaux et d’animaux, ndlr –, cela les a immédiatement mis en alerte. D’autant qu’il s’agit exactement du même endroit où était située l’usine Verachim, liquidée en 2003. La blessure n’est donc pas cicatrisée. Les manifestations, qui ont eu lieu des deux côtés du Danube, ont mis au jour une vraie solidarité, ou du moins un intérêt commun. Alors que la presse bulgare remettait sur le tapis le fait que « la Roumanie [allait] de nouveau nous empoisonner », les habitants de Ruse ont réalisé que les Roumains raisonnaient comme eux. Cela a rapproché les gens, encore plus quand il a été établi que l’entreprise voulant développer le projet avait une éthique plus que douteuse.
* Les deux villes longent le Danube et sont à 15 minutes de distance en voiture.
De façon plus générale, diriez-vous que les deux communautés entretiennent d’étroites relations de part et d’autre du fleuve et de la frontière ?
Je dirais qu’au niveau local, les citoyens ne sont pas toujours aussi bien connectés que les administrations. La coopération existe surtout grâce à l’UE sous la forme de l’organisation « Danubius Euroregion » qui contribue au développement des relations bilatérales entre les deux administrations locales. Il devrait y avoir plus de liens entre les gens. Ce n’est que quand il y a des problèmes que la solidarité se manifeste… Ceci étant, il y a des échanges assez fréquents entre producteurs agricoles locaux. Par ailleurs, des projets existent, notamment au niveau culturel ; les musées des deux villes collaborent, par exemple. Et il y a deux ans, le projet Cu Fată Spre Dunăre (Face au Danube, ndlr) a consisté en une série d’activités culturelles axées sur la régénération urbaine du quartier historique de Smârda, à Giurgiu. Je mentionnerais aussi que l’an passé, toujours côté roumain, il y a eu une édition locale du festival de film Animest. La communication de l’événement s’adressait également aux amateurs du genre animation vivant à Ruse. Une belle idée, même si au final, très peu de Bulgares se sont rendus au festival. En résumé, il y a des signes que les choses vont dans la bonne direction, mais c’est encore un peu timide. Il y a toujours une frontière culturelle, notamment liée à la langue, cela crée une distance et des préjugés. Mais je vous parle des relations entre Ruse et Giurgiu. Bien sûr, à une autre échelle, les liens roumano-bulgares sont plutôt riches, que ce soit au niveau économique, entre ONG, etc.
Comment œuvrez-vous à rapprocher les deux villes à travers votre blog ?
La plupart des gens d’ici raisonnent en termes de pouvoir central national ; il y a Bucarest d’un côté, et Sofia de l’autre. Via mon blog, j’essaie de promouvoir une identité dynamique afin de penser ensemble. Il est en bulgare, en roumain, en anglais, et parfois aussi dans d’autres langues. Quand je l’ai lancé, en 2015, mon idée était d’informer les deux pays sur ce qui se faisait chez le voisin. Un exemple, lors des manifestations de 2020 en Bulgarie contre la corruption et l’oligarchie, j’ai essayé d’expliquer aux Roumains ce qu’il se passait ici. Le blog a gagné en crédibilité et il m’a ouvert les portes des radios publiques roumaine et bulgare. Quant au nom, The Bridge of Friendship, je l’ai aussi pensé pour célébrer un symbole. Dans les années 1950, ce pont entre Ruse et Giurgiu fut le premier construit entre les deux pays. Aujourd’hui, certains évoquent la possibilité d’en faire un point de passage également pour les piétons et les vélos. Ce serait formidable.
Propos recueillis par Benjamin Ribout.