Entretien réalisé le mardi 14 mai en début d’après-midi, par téléphone et en roumain.
Cristian Iftode est maître de conférences à la Faculté de philosophie de l’université de Bucarest. Dans le cadre d’un projet de trilogie sur le concept de « bonne vie »*, il revient ici sur ce qu’il définit comme « le nouveau désordre du bonheur »…
Qu’est-ce que « le nouveau désordre du bonheur » ?
L’expression ne m’appartient pas entièrement, il s’agit d’une référence implicite à un essai co-écrit par Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut intitulé « Le nouveau désordre amoureux ». J’ai voulu ainsi indiquer les mutations que subit le concept du bonheur lorsqu’il se démocratise, comme c’est le cas depuis la fin du 18ème siècle. Mon postulat de départ est que la philosophie est appelée à mettre un peu d’ordre dans cette nouvelle industrie du bonheur. Au cours des dernières décennies, toute une sorte de science du bonheur a émergé, la science dite du bien-être qui propose une approche pluridisciplinaire du bonheur mêlant des notions et des recherches issues de la psychologie, de l’économie, de l’anthropologie, des sciences médicales, etc. Le rôle des philosophes est précisément de travailler aux côtés des chercheurs afin de les aider à mieux appréhender les différents types de concepts du bonheur qu’ils manient dans leur travail, mais aussi à mieux imaginer et préparer les expériences qu’ils mènent. Le philosophe est là pour les aiguiller de façon très concrète dans l’adaptation de leurs questionnaires au champ de la psychologie sociale, par exemple. « Le nouveau désordre du bonheur », qui fut l’intitulé d’une conférence que j’ai tenue la semaine dernière à l’Opéra national de Bucarest, est un plaidoyer pour l’utilité de la philosophie dans l’analyse du bonheur actuellement dominée par diverses approches de vulgarisation scientifique.
* https://www.edituratrei.ro/vendor.php/cristian-iftode/1514/
Que pensez-vous de la marchandisation du bonheur et notamment du succès consolidé des chantres du développement personnel ?
Le grand philosophe et sociologue polonais Zygmunt Bauman a dit que la clé du bonheur résidait précisément dans le pouvoir de maintenir en vie la promesse du bonheur. C’est ce que fait aujourd’hui toute cette industrie du bien-être ; elle entretient l’aspiration au bonheur à travers un large éventail d’options. Par ailleurs, alors que nous vivons dans une société de consommation, il est inévitable que notre rapport au bonheur devienne lui aussi quelque peu consumériste, c’est-à-dire lié à tous ces biens qui promettent de nous rendre un peu plus heureux. Cependant, quel que soit le bonheur que nous recherchons ou que nous voulons atteindre, celui-ci relève toujours de l’une des trois visions formulées dès l’Antiquité : le bonheur hédoniste, qui identifie le bonheur à l’expérience du plaisir et à l’évitement de la douleur ; une conception subjectiviste qui lie, elle, le bonheur à la satisfaction des désirs ; et, en troisième lieu, une conception objectiviste, laquelle dit que le bonheur dépend de l’obtention de certains biens et de la réalisation de certains objectifs. Petit aparté… Il est intéressant de noter que le mot bonheur porte des charges sémantiques différentes selon la langue dans laquelle il est employé. Happiness, en anglais, se réfère avant tout à un état de l’être, c’est pourquoi la science du bonheur en anglais est la science du bien-être, du well-being. En français, le bonheur est davantage centré sur l’instant : saisir la « bonne heure ». Et en roumain, fericirea, qui vient directement du latin felicitas, a trait à une expérience de plénitude liée à la nourriture. Chez nous, le bonheur est profondément connecté à quelque chose qui relève de la source vitale. Mais pour revenir à votre question, selon moi, le rôle des experts en développement personnel peut être positif dans la mesure où ils aident à trouver un certain équilibre mental. Par contre, il arrive que les séances de développement personnel ne soient dispensées que dans une perspective de performance professionnelle. La dimension économique s’immisce alors dans la sphère personnelle et privée ; il s’agit de faire fructifier le capital humain sur le modèle de la gestion intelligente et de l’investissement rentable dans un univers hyper concurrentiel. Et de s’appuyer sur cette pression sociale qui demande d’être heureux. De là tout l’intérêt de la philosophie, celui de dire que la quête de ce bonheur-là, et de la gloire à tout prix, est en soi illusoire.
Selon vous, que signifie le bonheur ?
C’est l’idée, la certitude subjective qu’au bout du chemin et de la vie, on aura été un être réalisé et comblé. C’est ce que disait Aristote et c’est ce que nous sommes en train de redécouvrir sous des formes diverses. Dans la conférence que j’ai mentionnée, j’ai voulu souligner le rôle du philosophe pour remettre de l’ordre dans le désordre actuel autour de la notion de bonheur, mais aussi avertir que la philosophie n’a pas vocation à nous aider à vivre plus facilement ; elle est seulement là pour nous permettre de procéder à des choix éclairés et plus lucides. Au final, chacun est seul face à lui-même, chacun trouvera sa propre formule afin d’équilibrer les différents niveaux de bonheur, en dépit des mirages de recettes universelles. Enfin, à un niveau plus personnel, je vous dirais que selon moi, le bonheur se répartit entre la pleine connexion au moment présent et la réalisation du projet de vie. C’est le sujet de ma trilogie, ou comment proposer une approche philosophique du bonheur afin d’aider chacun d’entre nous à trouver son propre équilibre entre l’instant présent et la réalisation du projet existentiel, entre les joies simples de la vie et des formes plus élevées d’épanouissement.
Propos recueillis par Ioana Stăncescu.
Note : Notre premier entretien avec Cristian Iftode concernait l’apport de la philosophie au quotidien (« Regard, la lettre » du samedi 1er avril 2023) : https://regard.ro/cristian-iftode/