Entretien réalisé le vendredi 10 mai dans la matinée, par téléphone et en roumain (depuis Brașov).
Après un premier entretien sur l’économie des marchés en plein air*, l’anthropologue Florin Dumitrescu se penche cette fois-ci sur leur rôle intégrateur…
Comment les marchés des villes ont-ils aussi un rôle culturel et social ?
Si les marchés sont premièrement vus comme un lieu d’approvisionnement en denrées alimentaires, ils représentent beaucoup plus, à savoir un endroit où l’on se retrouve pour socialiser. Cela parce qu’ils sont surprenants, il s’y passe toujours quelque chose, ils grouillent de vie. Les premiers marchés remontent à l’Antiquité. Lors de fêtes religieuses, on échangeait des dons puis des biens, animaux, légumes, céréales, cela avant l’émergence de la monnaie. Et c’est aussi dans les marchés que sont nées de nombreuses formes de socialisation et d’expression artistique. Les spectacles de théâtre populaire, par exemple, ont émergé dans des zones de type agora. Surtout, le marché continue de créer des synergies entre la ville et la campagne. C’est l’endroit où les habitants des villes se sentent plus proches de notions qui ne font pas partie de leur quotidien. Avec les maraîchers qui vendent les produits de leur travail, ils parlent de récolte, des fruits de la terre… Les urbains reprennent alors ce lien naturel avec ce qui les nourrit.
* « Regard, la lettre » du samedi 17 septembre 2022 : https://regard.ro/florin-dumitrescu/
Au-delà des tensions qui touchent le secteur agricole, les marchés semblent avoir le vent en poupe un peu partout en Europe…
Effectivement, et cela est vrai pour un grand nombre de villes, voire de métropoles. Cette tendance de revitalisation des marchés est notamment très présente en France. Après avoir fermé des halles célèbres par le passé, Paris est en train de redécouvrir la vivacité des marchés périodiques qui l’animent à nouveau. Cela se passe aussi dans de nombreuses villes françaises, ainsi que dans d’autres pays ayant traversé une période d’industrialisation et d’urbanisation accélérée qui aujourd’hui redécouvrent l’importance des marchés. Je citerais l’Allemagne, la République tchèque, la Hongrie, et, à travers la filière hongroise, on perçoit également en Transylvanie ce désir de revenir au marché traditionnel. J’aimerais à ce sujet évoquer un phénomène intéressant intervenu sous le régime communiste en Roumanie, dans les années 1980. Après la propagande lancée contre les « chiaburi », les paysans riches, et contre les petits agriculteurs indépendants dont les terres n’avaient pas été collectivisées, le parti-État était revenu vers les petits producteurs lorsque le pays fut frappé de pénuries. Leur retour dans les marchés fut ainsi toléré, voire facilité, afin d’approvisionner les grandes villes industrielles dont les besoins ne pouvaient pas être satisfaits par le commerce étatique. Profitant d’un vide législatif, les marchés ont poursuivi leurs activités de plus belle dans les années 1990, quand on y vendait un peu de tout et n’importe quoi. Les Roumains redécouvraient aussi le plaisir de marchander.
Le marché Obor de Bucarest est devenu un lieu de rencontre d’immigrés asiatiques, il abrite d’ailleurs plusieurs commerces qui leur sont spécifiquement destinés. Comment voyez-vous cette évolution ?
Plusieurs articles concernant les Asiatiques d’Obor ont en effet été publiés ces derniers temps, notamment par l’anthropologue Mirel Bănică. Permettez-moi de revenir une nouvelle fois en arrière… Cela me rappelle que dans les années 1990, de nombreuses villes accueillaient un endroit plus ou moins proche du marché local baptisé « chez les Russes », où s’activaient les marchands venus de Moldavie. Certains étaient roumanophones, et ils vendaient de tout, produits électroménagers, vêtements, denrées alimentaires… Lors de mes recherches dans des villes à travers le pays, on me signale souvent l’existence passée de ces marchés. Comme aujourd’hui avec les Népalais, Sri Lankais et autres Bangladais. Ils suscitent une certaine curiosité et apportent une touche exotique qui me semble bienvenue. Comme avant.
Propos recueillis par Mihaela Rodina.