Entretien réalisé le jeudi 27 avril dans l’après-midi (depuis Prague, où les journalistes correspondants du Courrier d’Europe centrale se sont retrouvés pour un séminaire).
Clara Marchaud, journaliste française indépendante, s’est installée en Ukraine en février 2021, un an avant l’agression russe. Elle raconte ici son quotidien dans un pays en guerre…
Comment vivez-vous depuis le début du conflit ?
Au début, je n’ai fait que travailler. Comme beaucoup d’Ukrainiens, je ne vivais pas, je survivais. J’ai dû quitter mon appartement à Kiev et laisser des affaires pour partir à Lviv. Je pensais seulement à ce qui était utile, et pour moi c’était faire des interviews, trouver à manger et dormir. Les besoins étaient réduits au minimum. Au début, ça fonctionne, mais sur le long terme, on puise dans ses ressources et l’usure se fait sentir. Pour les Ukrainiens, beaucoup de choses ont changé à pas mal de niveaux, le travail, la famille, les relations, les projets de vie… Bien sûr, les expériences diffèrent en fonction de chacun. C’est difficile de raconter le quotidien d’un pays en guerre, c’est parfois indicible. Un jour, quelqu’un m’a dit que désormais il comprenait les gens qui venaient du Donbass et subissaient des bombardements depuis 2014. Et c’est vrai, il est difficile de comprendre la guerre si on ne l’a pas vécue. Il y a une variété d’expériences, et parfois un gouffre entre elles, entre les différentes situations, le parcours qu’on a pendant la guerre, où l’on vivait au début, les choix qu’on fait et ceux qui s’imposent.
Qu’est-ce qui a changé dans votre travail de journaliste ?
Je suis devenue reporter de guerre, et cela ne signifie pas seulement aller sur le front. Il faut d’abord être encore plus rigoureux, ne pas juger trop vite certaines situations mais montrer leur complexité, car tout n’est pas noir ou blanc. Certes, d’une certaine façon, cette guerre est simple, dans le sens où il y a un État agresseur et un État agressé. C’est très clair, et il faut le rappeler. Toutefois, quand je vais sur le terrain, je pars du principe que je ne sais rien, les situations et les expériences diffèrent, c’est plus complexe. Un exemple, des maires ont été accusés de collaboration avec les Russes dans des villages occupés. Dans certains cas, ils ont clairement collaboré ; dans d’autres, ils l’ont fait pour sauver des vies. J’ai d’ailleurs rencontré un maire dont la ville est sur la frontière, comment agir ? Rien n’est simple. De plus, être sur un terrain de guerre, c’est aussi parler à des personnes traumatisées. Les journalistes ne sont pas forcément formés à ça, il n’y a pas de cours là-dessus dans les écoles. De mon côté, j’avais fait des formations car cette question m’intéresse. Il faut savoir comment aborder les personnes qui ont des histoires tragiques, sinon, on prend le risque de les traumatiser de nouveau. Par exemple, il n’est pas recommandé de poser une question du genre « Comment vous êtes-vous senti à ce moment-là ? ». Il faut aussi tout vérifier plusieurs fois, car les personnes qui ont vécu un trauma ont tendance à perdre la notion du temps, à avoir des dissociations et des pertes de mémoire.
Les journalistes eux-mêmes peuvent-ils subir un trauma ?
Tout à fait, mais c’est un sujet tabou dans la profession. D’abord, vu que notre métier est souvent précaire, il est difficile de s’arrêter pour des raisons de santé, surtout s’il s’agit de santé mentale. Par ailleurs, il y a un côté très viril dans le reportage de guerre, il faut tenir, rester fort, en général c’est encore vu comme un « boulot de mec ». Ensuite, il arrive que les envoyés spéciaux de grands médias développent une forme de culpabilité, car ils savent qu’ils vont rentrer chez eux et retrouver leur vie habituelle dans un endroit en sécurité. Ils se disent qu’ils ne sont que « témoins », qu’ils n’ont pas vécu la même chose que les personnes qu’ils interrogent. Pourtant, des études ont montré qu’on peut subir un trauma à distance rien qu’en regardant des images. De 80 à 100% des journalistes auraient été confrontés à un événement potentiellement traumatisant qui pourrait mener à un stress post-traumatique (source : étude de l’école de journalisme de Columbia, ndlr). Certains tombent dans des addictions, notamment l’alcool. Parfois, les symptômes arrivent des années après. Et cela n’arrive pas seulement sur un terrain de guerre. Par exemple, une consœur a été traumatisée après avoir vu une main arrachée lors d’une manifestation des gilets jaunes. Heureusement, tout le monde ne développe pas des symptômes ou des blessures mentales. Mais je pense qu’il faudrait qu’on soit tous formés à ça, rédacteurs en chef comme reporters, et qu’on mette en avant ces risques lorsqu’on aborde les questions de sécurité des journalistes. Quelqu’un qui sera formé sera d’ailleurs plus apte à faire du bon travail et à recueillir les paroles de personnes traumatisées par la guerre.
Propos recueillis par Marine Leduc.
À lire ou à relire, notre précédent entretien avec le psychothérapeute Valentin Arsene sur l’expérience traumatique en temps de guerre (« Regard, la lettre » du samedi 18 mars 2023) : https://regard.ro/valentin-arsene/