Entretien réalisé le mardi 29 octobre dans la soirée, par mail et en français (depuis Sofia).
Les élections législatives célébrées en Bulgarie dimanche dernier n’ont guère éclairci le paysage politique bulgare, bloqué après sept scrutins en trois ans et demi. Les conservateurs de l’ex-Premier ministre Boïko Borissov sont à nouveau arrivés en tête, mais l’incertitude demeure quant à la formation d’un gouvernement stable. Analyse avec Antony Todorov, professeur de sciences politiques à la Nouvelle Université bulgare…
Seule une alliance pourra permettre au GERB, le parti de Boïko Borissov, de gouverner. Comment voyez-vous la suite des négociations politiques ?
Difficiles. Les sept élections parlementaires qui ont eu lieu depuis avril 2021 ont vu le GERB l’emporter à six reprises. Ce qui ne l’a pas empêché de demeurer très souvent isolé des autres partis. N’oubliez pas que cette série d’élections anticipées est le fruit des manifestations de 2020 réclamant précisément la démission du gouvernement GERB en place pendant plus de dix ans. Le GERB a bien tenté de s’unir avec les partis les plus critiques à son endroit, telle que la coalition PP-DB, Nous continuons le changement-la Bulgarie démocratique. Mais il a lui-même choisi de stopper l’expérience après des dissensions évidentes. Le nouveau Parlement élu comptera huit groupes politiques, avec le GERB comme premier parti et le PP-DB deuxième. À noter que le parti d’extrême droite nationaliste « Vazrazhdane » est arrivé en troisième position. Trouver des alliés sera ardu. Par ailleurs, on peut exclure d’emblée une coalition anti-GERB menée par le PP-DB. La seule formule gouvernementale possible semble là encore s’articuler autour du GERB et du PP-DB, avec à nouveau un ou deux autres partis. Or, il est très difficile de prévoir lesquels. Cela augure d’une configuration sans grandes ambitions en matière de réforme de la justice ou des finances publiques. Il s’agira d’un gouvernement limité dont la fonction première sera le maintien d’une certaine stabilité politique et sociale. Ainsi qu’une orientation pro-européenne avec pour objectif la pleine entrée dans Schengen, sans oublier l’accès à la zone euro.
60% des Bulgares se disent inquiets de la situation politique. Pourtant, seuls 38 % sont allés voter dimanche dernier. Dans quel état d’esprit se trouvent les électeurs ?
Mon sentiment est qu’après sept élections parlementaires sans grand résultat, une partie importante des citoyens ne perçoit plus les élections comme un instrument efficace en matière de démocratie. Certains analystes évoquent une lassitude électorale. En 2017, la participation était de 50%, en baisse par rapport aux années 1990, lorsqu’elle atteignait 70-75%. Un tel déclin se constate d’ailleurs dans tous les anciens pays communistes d’Europe centrale et orientale. Même si la participation lors des dernières élections à 38,9% excède de peu celles de juin, quand seulement 34,4% des inscrits se sont déplacés aux urnes, la mobilisation a une fois de plus été limitée. Selon moi, ce n’est pas tant la pauvreté de l’offre politique ni la conviction que les élections sont truquées qui expliquent ce phénomène. C’est davantage l’idée, de plus en plus répandue, que les élections ne servent à rien, et que les décisions qui comptent réellement sont prises par une élite assimilable au « monde de l’argent » ; les élus ne représenteraient que ceux qui les financent. De fait, les citoyens se sentent dépossédés et humiliés, contraints à un statu quo dont ils ne parviennent pas à s’extirper.
Lors de notre précédent entretien, au printemps 2022, vous évoquiez une jeune génération davantage critique, notamment vis-à-vis de la corruption. Observez-vous les prémices d’un renouveau au sein de la société civile pouvant se concrétiser politiquement à moyen terme ?
Je crains que pour le moment, la société civile soit plutôt dans l’attente. Les citoyens en sont réduits à un seul horizon : avoir un gouvernement stable et mettre fin à ce cycle d’instabilités. Mais les nouvelles en vue d’un accord ne sont pas bonnes, les partis politiques ne se font plus confiance entre eux, il y a beaucoup de haine et de rancœur entre tous ces rivaux. De fait, la société semble dépolitisée et apathique. Mais attention toutefois, ce calme n’est qu’apparent, un tout petit incident pourrait raviver un sursaut citoyen. C’est envisageable, par exemple, si une proposition de Premier ministre perçu comme une figure de la corruption déplaît à l’opinion publique. Néanmoins, les attentes sont plutôt faibles et se résument, comme je l’évoquais, à former un gouvernement qui ne mettra pas fin à la démocratie libérale et ne changera pas radicalement l’orientation géopolitique du pays. Dans un tel contexte, même la lutte contre la corruption semble secondaire.
Propos recueillis par Carmen Constantin (29/10/24).