Entretien réalisé le lundi 28 octobre en fin d’après-midi, par téléphone et en roumain (depuis Quito, Équateur).
Il y a cinq ans, Tudor Bălinișteanu a lancé le tout premier laboratoire de neuroesthétique* de Roumanie, à Suceava. L’occasion d’évoquer un projet et une discipline uniques, à la confluence de la science et des arts…
Comment avez-vous créer ce laboratoire à Suceava ?
En 2019, après un doctorat en littérature anglaise, j’ai ressenti le besoin d’en savoir plus sur les mécanismes psychologiques impliqués dans la perception esthétique. J’ai donc décidé de faire un master en neuroesthétique au Goldsmiths College de l’université de Londres, un programme qui marque la rencontre entre la science et les arts. À cet égard, il est unique. La discipline n’a qu’une vingtaine d’années ; ses fondements remontent aux travaux du psychologue allemand Gustav Theodor Fechner, à la fin du 19ème siècle, et on la retrouve surtout dans les départements de neurosciences. Mais de manière atypique, à Suceava, notre laboratoire fait partie de la Faculté des lettres. Sa création n’a pas été trop difficile. Il y a d’abord eu un concours interne et nous avons été sélectionnés ; les gens autour de nous se demandaient ce que nous allions faire, mais la nouveauté l’a emporté. Le laboratoire proposera également un master de neuroesthétique qui sera officiellement accrédité l’année prochaine. Nous avons déjà reçu un grand nombre de candidatures, notamment grâce au manuel que nous avons lancé en début d’année et qui a été téléchargé plus de 43 000 fois.
* La neuroesthétique ou neuro-esthétique est une sous-discipline (ou une école) d’esthétique empirique. Cette discipline vise à l’étude des perceptions esthétiques de l’art et de la musique, par une approche scientifique. La neuroesthétique utilise notamment les techniques issues des neurosciences pour expérimenter et expliquer les expériences esthétiques au niveau neurologique. Source : psychaanalyse.com
Quelles sont les expressions artistiques sur lesquelles vous travaillez ?
Plusieurs. Pour l’instant, nous nous concentrons sur la notion de rythme que l’on retrouve notamment dans la poésie et la danse. Nous essayons également d’étendre nos recherches aux arts visuels, mais c’est plus complexe ; si l’on prend une peinture ou une photographie, il est difficile de conceptualiser le rythme comme élément essentiel. Dans la Grèce antique, le rythme faisait référence à la fois à la symétrie et au flux. En poésie, il est évident que le rythme existe dans le flux de la parole. Les arts visuels sont plus étroitement associés à la symétrie et à l’asymétrie des figures géométriques. Nous sommes particulièrement intéressés par les effets de la figure humaine dans les portraits. Si la figure est représentée de face, il y a symétrie. Dans le cas de portraits où les visages sont plus inclinés, de biais ou de profil, comme chez Picasso, le rythme est différent, plus asymétrique. Par exemple, les portraits de Jésus montrent généralement une figure humaine vue de face et où le rythme est régulier, dénotant autorité, confiance et ordre. Un visage incliné suggère quelque chose de plus syncopé. La Vierge Marie est souvent peinte avec la tête inclinée parce qu’elle n’a pas la même autorité que Jésus et qu’elle est plus vulnérable sur le plan émotionnel, ce qui l’humanise davantage.
Comment mesurez-vous ces observations ?
Nous disposons d’une série d’équipements, dont deux électroencéphalogrammes de pointe. Nous avons également acquis ce qu’on appelle un « Eye Tracker » qui permet de déterminer à tout moment sur quel élément de l’image notre regard se focalise. Car il y a un rythme dans les choix que font nos yeux, s’arrêtant sur tel ou tel élément, puis passant à un autre, jusqu’à ce que notre cerveau parvienne à constituer l’image que nous voyons. Lorsque l’œil s’arrête sur un point particulier d’un tableau, ce moment peut être interprété comme un battement faisant partie d’une ligne rythmique. Certes, c’est plus évident dans une forme d’art comme la danse. Là, ce qui nous intéresse avant tout, c’est l’empathie et la manière dont deux danseurs interagissent. Cette focalisation sur l’empathie permet notamment de savoir si les origines de nos capacités rythmiques se trouvent dans la synchronisation émotionnelle entre une mère et son enfant avant que ce dernier ne devienne capable d’expression linguistique. Nous expérimentons des situations de danse sous forme d’improvisation, en face-à-face et sans musique, puis, à l’inverse, des situations de danse sur un rythme externe. Dans le premier cas, les deux danseurs vivent l’improvisation comme un enfant avec sa mère. Le degré d’empathie affective et cognitive peut être mesuré à l’aide d’instruments neurophysiologiques, comme ceux qui mesurent les variations du rythme cardiaque, mais aussi de questionnaires administrés avant et après la danse. L’empathie affective précède l’empathie cognitive, tant à l’échelle du développement psychologique individuel qu’à l’échelle de l’évolution de l’espèce humaine. Lorsque nous commençons à comprendre et à traiter un rythme externe, l’empathie cognitive prend le pas sur l’empathie affective. Sur cette base, nous tentons de développer une perspective évolutionniste en observant notamment les populations indigènes, cela afin de déterminer comment la communication émotionnelle s’établit à travers un langage primitif faisant davantage appel au corps et à l’improvisation. Une situation d’improvisation renvoie à notre humanité ancestrale, alors que le rythme extérieur est plus proche de la modernité. Je travaille sur ce sujet avec les populations indigènes là où je me trouve en ce moment, en Équateur. Précédemment, j’ai fait la même chose au Sénégal*.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (28/10/24).
* https://neuroaestheticslab.usv.ro/origins-of-dance/project-synopsis/