Entretien réalisé le lundi 3 mars en milieu de journée, par téléphone et en roumain.
Rencontre avec Vlad Ursulean qui a créé il y a une dizaine d’années un collectif de reporters indépendants basé à Bucarest, Casa Jurnalistului, dans un souci de réaliser des articles de fond sur la Roumanie et l’Europe de l’est…
Comment se porte le journalisme indépendant en Roumanie ?
Il y a de bonnes nouvelles, et d’autres un peu moins bonnes. Les dernières élections ont constitué un cas d’école avec des médias traditionnels littéralement pris de court. Mais, au final, le plus important est que de nombreux journalistes se soient mobilisés rapidement pour produire d’excellents contenus. Et ce bien avant la réaction des autorités ; ces dernières ont même repris les enquêtes réalisées par des médias indépendants, comme Snoop.ro. Ce sont ces petits médias qui ont fait le travail et ont été à la pointe du métier. Autre surprise de taille, certains scoops sont sortis grâce à des influenceurs comme Silviu Faiăr – Silviu Istrate de son vrai nom, ndlr. C’est lui qui a mis au jour une partie des informations concernant la campagne TikTok de Călin Georgescu, récupérées ensuite par les services de renseignements et transmises au Conseil suprême de la défense nationale. C’est inédit. Tous ces événements ont été très tristes pour la démocratie, mais extraordinaires pour le journalisme indépendant. Même chose en république de Moldavie où des plateformes d’infos indépendantes ont joué un rôle majeur dans la réélection de Maia Sandu à l’automne dernier. Les investigations de Ziarul de Gardă ont notamment fait basculer le scrutin. Deux de leurs reporters se sont infiltrés pendant des semaines dans une organisation chargée de disséminer l’argent de Moscou afin d’influencer les électeurs. Jusqu’à aujourd’hui, il s’agit du matériel journalistique le plus populaire jamais publié dans le pays.
La question du financement de ces médias est pourtant plus délicate que jamais…
Effectivement. D’un côté, si l’on prend l’exemple de Ziarul de Gardă, beaucoup de gens se sont abonnés suite à leurs enquêtes, et c’est une excellente nouvelle. De l’autre, le monde associatif en Moldavie ainsi que sa presse indépendante ont été et seront fortement affectés par la décision américaine de stopper les aides internationales*. Certains médias roumains vont également en supporter les conséquences, je pense à Rise Project qui dépend en partie des programmes américains tout en ayant recours au crowdfunding. Recorder, lui, s’en sort mieux car il est énormément suivi par le public roumain. Être soutenu de la sorte tout en produisant des contenus utiles à la société, et sans être trop sensationnaliste, Recorder y est parvenu, mais c’est une exception. Enfin, de plus petites publications sont aussi apparues, proposant des investigations de fond sur des problèmes locaux. Là aussi, c’est encourageant. De façon générale, le journalisme indépendant a moins de contraintes organisationnelles. Cependant, il ne faut pas oublier que réaliser une enquête prend beaucoup de temps, ce n’est pas profitable. Les bourses et autres financements extérieurs sont donc vitaux.
* Lire notre précédent entretien sur le sujet avec Ovidiu Voicu (« Regard, la lettre » du samedi 22 février 2024) : https://regard.ro/ovidiu-voicu/
Malgré les difficultés, la presse indépendante en Roumanie semble asseoir sa crédibilité et se multiplie…
Effectivement. Par ailleurs, nous constatons un glissement naturel vers une posture d’influenceur plutôt que de rédaction au sens classique. C’est aussi ce que je fais avec Casa Jurnalistului, j’ai des collaborateurs ponctuels mais nous ne sommes plus une rédaction. Ceci étant, les influenceurs n’ont pas bonne presse, leur rôle est de vendre quelque chose. Le journalisme ne doit pas reprendre cet aspect mais plutôt s’inspirer de leur lien avec le public et de leur ton moins impersonnel. Retranscrire la complexité du monde tout en trouvant le bon mode de communication adapté à l’Internet d’aujourd’hui, voilà le défi, d’après moi. Si vous prenez de nombreux nouveaux médias, beaucoup se contentent de communiquer, sur Instagram ou autre, comme le font les télévisions classiques. C’est dommage. La profession change, beaucoup de gens se lancent sans être journalistes et connaissent le succès sur TikTok. Certains sont très bons et parviennent à expliquer beaucoup de choses de manière efficace. D’un côté, les réseaux sociaux doivent être réformés, à cause notamment de la désinformation qui y pullule. De l’autre, les journalistes ont un rôle à jouer car ils savent respecter les règles déontologiques du métier. Mais la transition n’est pas évidente, cela implique d’accepter de se jeter dans un torrent d’informations. Sinon, pour créer du lien avec les lecteurs tout en maintenant une éthique, il y a aussi le crowdfunding. Dernièrement, comme chaque année depuis dix ans, j’ai préparé mes Mărțișori avec des messages liés à des thèmes d’actualité. Je réalise aussi des brochures de type fanzine lors d’événements importants, cela marche plutôt bien. Ziarul de Gardă a lui lancé une campagne encourageant ses lecteurs à persuader des prorusses de s’abonner au journal. C’est novateur et ça semble fonctionner.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (03/03/25).