En Roumanie, on fait encore et toujours son rouge ou son blanc entre parents. A la fin des beaux jours, le breuvage fera le tour des proches dans des bouteilles en plastique généralement gardées d’une année sur l’autre. Reportage juste après la récolte, dans une famille du hameau de Pripor, à l’extrêmité ouest du département de Cluj.
Faire son vin à la maison est en partie une conséquence du régime communiste et de sa politique de confiscation des terres. Il ne restait plus que la possibilité de cultiver un petit jardin dans sa cour et en contrefort des maisons généralement occupées par les denrées prioritaires comme les tomates, le maïs ou l’oignon. Pour optimiser l’espace, il n’est pas rare de voir la vigne grimpée le long des maisons et des toits, se faufilant un peu partout de manière anarchique et conférant aux habitations un côté forêt vierge non dénué de charme. C’est le cas ici dans la maison des parents de Dumitru aux confins du département de Cluj, à une colline du département de Mureş.
Le couple âgé ne possède qu’un lopin de terre qu’ils exploitent eux-mêmes, à plus de 80 ans avec l’aide de leur fils, qui vit, lui, en ville. Et chaque année, Dumitru vient faire le vin pour toute la famille. Il a lui-même élaboré tous les outils nécessaires à la confection de son vin. Seuls la cuve noire et le jerricane en plastique ont été achetées. Ici, on ne foule pas le raisin avec les pieds et on utilise encore moins une foreuse électrique, les outils sont rudimentaires. Fraiseur de son métier, Dumitru a lui-même façonné en inox ces presses et autres broyeurs il y a une trentaine d’années. Pareil pour les plaques de pression en bois de chêne, « plus solides », estime-t-il, qui servent à pressurer manuellement le raisin à la fin du procédé pour en extraire les dernières gouttes.
Sur cette photo, Dumitru presse le raisin à l’aide d’une manivelle. C’est la première étape « mécanique » après le ramassage : le « pressurage ». On voit bien comment le produit à l’état brut est désagrégé afin de ne garder que le raisin et le jus. Le broyeur (zdrobitor) pour broyer le raisin est en inox. C’est là que le raisin passe une première fois après avoir été récolté. « Avant, tous ces outils étaient en bois, précise Dumitru. Cela avait une meilleure odeur mais il faut bien se moderniser. Ceux-là sont plus efficaces et ne s’usent pas. »
Les règles de base, immuables, sont les suivantes : à partir de 100 kg de raisin, on extraie 70 kg de must – moût en français –qui en fait un jus de raisin non fermenté. Ce must contient plus précisément le jus de raisin, la pulpe et les peaux des grains de raisin ainsi que les pépins. De là, 20% s’en vont durant la fermentation. Des 100 kg, il ne reste donc plus que la moitié pour le vin. Une partie des monturi ou dreve, les restes du raisin, seront eux utilisés pour la fameuse ţuică, là encore après fermentation. En général, une dizaine de litres de raisins permettent d’extraire un litre de ţuică à 52 degrés. La ţuică se fait à base de tout mais surtout de prune et de pomme. Parfois, « on mélange un peu le tout », explique Dumitru.
« Ce n’est vraiment pas une bonne année pour l’agriculture. Je n’ai à vrai dire jamais vu ça. Tout est sec, regardez autour de vous », montre Dumitru. La sécheresse de cet été, conjuguée au gel du début d’année, a été une véritable catastrophe pour la terre et les récoltes en général. Même chose pour les vignes. Si l’an passé les parents de Dumitru ont fait 150 litres de vin, cette année ils n’auront que 20 litres d’un vin certes plus sucré car plus concentré dans des grains plus petits. Dumitru a beau appuyer au maximum à l’aide des cales en bois, le pressoir ne donnera qu’un maigre filet pour une récolte très faible. « Le coup de grâce a été porté par les oiseaux, les păsări de casă qui, par manque d’eau, sont venus boire l’eau des poules et des cochons, et manger notre raisin au passage. »
Une fois optimisé le pressage du vin, il ne reste plus qu’à verser le must et l’envoyer à la fermentation – on le laisse toutefois quelques instants tranquille afin de se débarrasser des dépôts provoqués par les différentes étapes du pressurage. Puis direction la fermentation durant trois semaines, dans un lieu où il ne fait pas plus de 15 degrés. S’il fait trop froid, cela dure plus longtemps, mais s’il fait trop chaud, le vin sera trop « forcé ». La cueillette ayant eu lieu le 15 septembre, c’est donc aux alentours du 10 octobre que sera dégusté le millésime 2012. Chaque cuvée apporte son lot de discussions animées sur des saisons qui ne sont plus exactement les mêmes d’une année sur l’autre.
Avant la nationalisation des petites fermes – long processus de collectivisation entamé par le parti communiste sur la période 1949-1962 – les vignes comme le reste des cultures appartenaient aux paysans. Dans le hameau de Pripor, le processus s’est opéré en 1959, très douloureusement, comme dans l’ensemble du pays. Les nombreuses vignes sur les collines sont tombés dans le giron de l’Etat qui, après 1989, a tout laissé à l’abandon, sans investisseurs à l’horizon dans ce coin isolé. Pendant ce temps, les gens se sont habitués à faire leur vin à la maison pour leur propre consommation. Une coutume sacrée pour les Roumains, très attachés au monde rural. L’occasion aussi pour les familles dont les membres sont souvent disséminés aux quatre coins du pays de se retrouver le temps d’un week-end.
Benjamin Ribout (octobre 2012).