A 48 ans, Raul Băluţeanu, diplômé de l’Institut de marine civile Mircea cel Bătrân de Constanţa, promotion 1986, fait partie de l’élite des navigateurs roumains, ceux qui ont gravi l’échelle professionnelle jusqu’au niveau de commandant de pétroliers de plus de 300.000 tonnes. Il travaille depuis trois ans pour l’armateur japonais Mitsui O.S.K. Lines. Un poste difficile, selon le commandant, parfois dangereux, mais toujours aussi passionnant.
Regard : Avant 1989, la flotte maritime était l’une des fiertés du régime communiste. Est-ce qu’il existe aujourd’hui une marine marchande appartenant à l’Etat roumain ?
Raul Băluţeanu : Hélas, non… Il y a encore des navires appartenant à des armateurs roumains, mais je ne saurais pas dire combien d’entre eux naviguent sous pavillon roumain et combien sous pavillon de complaisance (propriétaires étrangers, ndlr).
Combien y a-t-il de commandants de navire roumains, et combien travaillent pour des armateurs roumains ?
Nous sommes entre 500 et 700, mais seulement 30 ou 40 d’entre nous travaillent pour des armateurs roumains, surtout pour Gheorghe Bosânceanu (propriétaire de Histria Shipmanagement et actionnaire majoritaire du chantier naval de Constanţa, ndlr). Comme dans d’autres domaines, travailler pour un étranger est plus lucratif. Avec les Japonais, je gagne environ 8000 euros par mois. Certes, une convention internationale stipule que les commandants doivent atteindre un certain niveau de salaire, mais les syndicats de navigateurs ne sont pas assez puissants pour imposer le respect de cette convention. Le syndicat roumain a été créé en 1990, mais à mon avis, il n’est plus représentatif. Il n’est que la branche locale des syndicats internationaux de navigateurs et agit en leur nom, mais ne représente plus les intérêts des marins roumains, ni en ce qui concerne les salaires, ni pour les conditions de travail.
En ce moment, vous commandez un équipage très cosmopolite…
Effectivement, et c’est en général toujours le cas. Mes officiers viennent d’Europe de l’est, surtout de l’ex-Yougoslavie, il y a aussi des Polonais et des Ukrainiens. Les marins eux sont tous philippins. L’armateur pour lequel je travaille possède plus de 1000 navires, ce qui est immense. Il suffit de rappeler qu’avant 1989, la totalité de la flotte roumaine ne dépassait pas 350 navires. Je travaille sur ce qu’on appelle les very large crude carriers qui peuvent embarquer 2 millions de barils de pétrole.
Vous avez souvent navigué dans le golfe d’Aden. Avez-vous rencontré des pirates somaliens ?
Je les ai rencontrés par le passé. Ils n’ont pas attaqué mon navire, mais je les ai vus. Ce sont de pauvres gens qui, à mon avis, se comportent comme s’ils agissaient sous l’emprise de drogues. Ils sont généralement armés de Kalachnikov et même de lance-grenades. Et n’hésitent pas à attaquer s’ils en ont l’occasion. Mais il paraît qu’ils se sont beaucoup calmés. Entre juin et août 2012, seules deux attaques ont été signalées, des attaques qui ont échoué. Selon mes informations, les pirates ne détiennent plus que sept navires en captivité, par rapport à 45 navires en 2011.
Les navires sont-ils davantage protégés ?
Oui. Par exemple, j’ai eu sur mon bateau des anciens militaires britanniques, équipés de fusils à lunette et de fusils à pompe, employés par une compagnie privée de sécurité. Ils sont les seuls autorisés à utiliser des armes à feu en cas de besoin. L’équipage n’a pas le droit d’en porter.
Est-on mieux payé lorsqu’on navigue dans une zone dangereuse ?
Théoriquement, oui. Quand on navigue dans une zone que les syndicats de navigateurs ont désignée comme zone de guerre, le salaire de base doit être doublé, mais seulement pour les quelques jours que dure la traversée de la zone en question. Ceci étant, les armateurs sont malins : le salaire de base est assez réduit, ce qui compte réellement dans les revenus d’un navigateur sont les nombreux suppléments (travail de nuit, isolement, etc.). Or ces suppléments n’existent pas dans les réglementations concernant les zones de guerre.
Sur votre bateau, les marins sont tous philippins. Où travaillent les marins roumains ?
Là, il y a un problème. Avant 1989, ceux qui parlaient une langue étrangère étaient considérés suspects, et Navrom (la compagnie maritime d’Etat de l’époque, ndlr) ne permettait qu’au commandant de parler avec les équipages étrangers. Du coup, les marins roumains n’avaient pas de raison d’apprendre une langue étrangère. Après 1990, cette barrière linguistique leur a porté préjudice, et encore aujourd’hui très peu de Roumains font partie d’équipages étrangers. Et il y a un autre problème : sur un navire dont l’équipage est composé majoritairement de Philippins, il faut, évidemment, consommer de la nourriture philippine. Pareillement, si l’équipage est majoritairement indien, le cuisinier prépare uniquement de la nourriture indienne. Un Européen, officier ou simple marin, peut difficilement supporter un tel régime alimentaire pendant trois ou six mois d’affilée.
Quelles chances ont les actuels diplômés de l’Institut de marine Mircea cel Bătrân de trouver un emploi ?
Mircea cel Bătrân est une institution très sérieuse, et ses diplômés ont, théoriquement, toutes les chances de réussir. Mais les armateurs étrangers acceptent très rarement d’employer des cadets roumains, et s’ils acceptent, ils leur donnent des salaires de misère. Les cadets doivent donc se débrouiller pour faire leur stage sur des navires appartenant à des armateurs roumains. Ce n’est qu’après avoir obtenu le certificat d’officier qu’ils peuvent embarquer sur n’importe quel navire.
Propos recueillis par Răsvan Roceanu (décembre 2012).