La nuit, parfois, quand elle ne dort pas, Florentina se lève et observe par la fenêtre les cigognes dans leur nid, en face de sa maison. C’est un nid immense au sommet d’un poteau, dans un village à une trentaine de kilomètres au sud de Bucarest. Des dizaines de moineaux y ont élu domicile au-dessous des cigognes. « Je me sens moins seule en les regardant », dit Florentina, une vieille dame retraitée qui vit dans cette maison de campagne, seule en cultivant ses tomates et en soignant amoureusement les fleurs de son jardin. Ses enfants vivent tous hors du village. L’année dernière, Florentina a fabriqué une attelle à un bébé cigogne qui était tombé du nid. Elle raconte ses péripéties avec humour et se réjouit de l’avoir sauvé. « On l’a tellement gâté ce bébé cigogne pour le guérir qu’il ne voulait plus migrer vers le sud et cela nous inquiétait », dit-elle. En parlant avec elle, par hasard, en ce dimanche de printemps, je remarque qu’elle est sortie s’asseoir sur le banc en face de sa maison vêtue d’une jolie robe à fleurs et qu’elle porte des boucles d’oreille raffinées. Ses belles mains mates sont celles de quelqu’un qui a travaillé la terre mais en ce dimanche, Florentina, une femme de la campagne, s’est faite élégante, même si personne ne viendra la voir, même si personne ne l’invite à sortir hors de chez elle. Cette élégance me touche comme une formidable résistance au temps qui érode parfois notre courage et notre dignité, une résistance face à tout ce qui nous rend triste, comme probablement la solitude que ressent Florentina en ce dimanche de printemps.
Depuis que mon père m’a raconté comment il voit petit à petit ses amis mourir et comment se rapproche ainsi la mort, par petites entailles de solitude creusées dans tout ce qui faisait une vie, je comprends un peu mieux quel est ce combat que mènent les personnes âgées qui nous entourent. Leur monde disparaît petit à petit, leurs capacités physiques se réduisent, les laissant dépendants d’autres personnes, eux qui chérissaient souvent leur indépendance. Nous leurs enfants, devenons petit à petit, dans une inversion des rôles, ceux qui prennent soin. Il y a une certaine beauté dans cela, de précieux moments de complicité, mais aussi des caps à passer, inattendus, qui nous font grandir et vieillir. Voir Florentina tenir à son élégance du dimanche, voir certaines de mes amies de plus de 85 ans ici ou à Marseille (Adriana, Jacqueline) sortir leurs belles robes et leurs boucles d’oreille, leur maquillage et leurs souliers à talons me semble un signe de vie tellement fort. Un défi posé au temps, au découragement, à cette peur de la vieillesse qui semble tétaniser tant d’entre nous. Dans son roman Accidentul, Mihail Sebastian faisait dire à l’une de ses personnages : « Quand je sens que je vais mal, je prends un soin particulier à bien m’habiller. » A Sarajevo, durant la guerre, les femmes soignaient du mieux possible leur tenue, leur maquillage, en défi à un siège moyenâgeux.
Florentina dans son village, avec son élégance du dimanche, montre que l’on peut être tout simplement beau en étant vieux. Et je remercie les cigognes de venir lui tenir une compagnie silencieuse mais précieuse.
Isabelle Wesselingh est l’ancienne chef du bureau de l’Agence France-Presse à Bucarest (mai 2013).