Romancier, traducteur, chroniqueur et également éditeur chez Humanitas, Radu Paraschivescu (52 ans) est une figure des lettres roumaines. Sa sensibilité, son humilité et surtout son humour font qu’il jouit d’une place à part dans le petit monde intellectuel bucarestois. Son dernier livre, Astăzi este mâinele de care te-ai temut ieri (Aujourd’hui est le futur que tu as craint hier), publié en 2012, transporte le lecteur dans le temps et l’espace, de l’Irlande à l’Australie, une quête de liberté qui traite aussi de la souffrance, la solidarité, le succès, l’échec… Rencontre avec un homme brillant et drôle qui parle ici de son pays, de l’Europe, et d’autres choses.
Regard : Vous sentez-vous mieux aujourd’hui qu’il y a quelques années ?
Radu Paraschivescu : Cela dépend de ce que vous entendez par quelques années. Je me sens plus ou moins pareil qu’il y a cinq ans, beaucoup mieux qu’il y a 15 ans, et incomparablement mieux qu’il y a 25 ans. Personnellement et professionnellement, rien de particulier ne s’est passé récemment, d’autant que ce que je fais, ce que j’écris, n’a pas grand-chose à voir avec les événements de l’actualité quotidienne. De toute façon, je ne me sens pas suffisamment préparé pour m’exprimer sur la politique, l’économie ou la finance. J’ai connu des joies, des moments de mélancolie, de stupeur, comme tout le monde. Et en général, je ne peux pas me plaindre, ce serait hypocrite de ma part. Que vous dire d’autre… j’ai du diabète, mais cela semble s’être stabilisé, j’ai notamment réussi à vaincre ma passion pour les gâteaux.
Comment comprenez-vous cette nostalgie que certains Roumains entretiennent avec la période communiste ?
Je crois que la nostalgie est liée à l’âge. On peut regretter sa jeunesse, ou un amour que l’on a vécu pendant cette période. D’autres sont prisonniers de certitudes liées au régime communiste, ils sont restés d’une certaine façon endoctrinés. Enfin il y a une caste qui a perdu ses privilèges, une position sociale. Quoi qu’il en soit, je peux comprendre ce sentiment de nostalgie, le temps rend les mauvais souvenirs acceptables. Un exemple, j’ai détesté le service militaire, mais aujourd’hui je me rappelle surtout des moments très joyeux de cette parenthèse dans ma vie. J’ai même publié un livre sur mes souvenirs de caserne, plutôt comique. Cela aurait été impossible au moment où je faisais mon armée, il me semblait alors que le temps ne passait pas, que j’avais été condamné. Après plus de 30 ans, on regarde tout cela différemment. A 50, 60 ans, on regrette sa jeunesse. Cette nostalgie à laquelle vous faites allusion est, selon moi, surtout liée au temps qui passe. Ceci étant, pour les plus démunis d’aujourd’hui, la nostalgie se base sur des éléments concrets, elle est en quelque sorte plus authentique. Avant, il n’y avait pas de chômage, tout le monde travaillait, ou plutôt simulait le travail. Et les syndicats donnaient des oranges aux enfants pour Noël. Plus généralement, il y a ce fatalisme qui nous poursuit, de tout temps, on n’arrête pas de se sous-estimer. Alors que lorsqu’on regarde la Roumanie de 1991, juste après la chute du communisme, face à celle de 2013, on ne peut que remarquer son évolution, tous les changements qui se sont produits. Ceux qui disent le contraire sont de mauvaise foi.
Qu’est-ce que vous aimez en Roumanie ?
J’aime ce pays d’abord parce que c’est d’ici que je viens. J’ai passé mon enfance dans le Banat avant de venir à Bucarest. Plusieurs fois j’ai voulu quitter le pays, sans pouvoir. Et aujourd’hui, quand je voyage, en France, en Italie ou en Espagne, avec un plaisir immense, je me rends compte que je ne pourrais pas vivre ailleurs qu’en Roumanie. Ici, j’aime cette dose d’insolite qui subsiste au quotidien, que tout peut arriver à n’importe quel moment, et aussi le caractère intemporel de ce pays. Mais comme je le disais précédemment, je ressens avant tout un lien fort, quelque chose qui fait que je ne pourrais pas partir.
Et ce qui vous déplait ?
Je ne supporte pas quand certains parlent trop fort, dans la rue, dans le métro, où que ce soit. La pollution sonore atteint souvent un seuil inacceptable, je considère que c’est une forme d’invasion, inconsciente peut-être, mais c’en est une. Et cela ne va pas en s’arrangeant, malheureusement. Autre chose… Beaucoup de Roumains ne savent pas dire « merci », ou « s’il vous plait » ; c’est également insupportable. Ou dans un restaurant, il n’est pas rare d’entendre un jeune client tutoyer directement un serveur qui est de 40 ans son aîné, quel manque d’éducation. Et de façon globale, je dirai que ce qui ne me plait en Roumanie est que nous ne terminons jamais ce que nous commençons. Nous sommes spécialistes en projets non finis, ou qui ont échoué.
Les éditions Humanitas où vous travaillez ont récemment édité un livre qui connaît un grand succès, De ce este România altfel ? (Pourquoi la Roumanie est-elle différente ?), de l’historien Lucian Boia. Un livre très intéressant qui explique précisément pourquoi le pays souffre toujours de certains comportements, de ces maux dont vous venez de parler. Mais il est aussi critiqué pour être un peu trop dur…
Je suis plutôt d’accord avec le livre de Lucian Boia. C’est effectivement la première fois qu’un de ses livres est autant critiqué, mais aussi très apprécié. Selon moi, ces critiques ont diverses origines. En premier lieu, certains l’attaquent parce que c’est un livre qui a eu un immense succès ; selon eux, si un historien arrive à environ 40.000 exemplaires vendus en une demie année, cela veut nécessairement dire qu’il a fait des concessions, que c’est un livre commercial. D’autres ont une dent contre la maison d’édition Humanitas, pour x raison, et Lucian Boia en supporte les conséquences. Une autre catégorie de critiques, ceux qui ne veulent pas qu’on modifie la version triomphaliste de l’histoire roumaine. Enfin, il y a ceux, moins nombreux, qui ne sont pas d’accord avec l’idée qu’un historien puisse avoir sa propre interprétation de faits historiques, alors que selon moi, il en a tous les droits, ou qui ne sont pas d’accord avec le titre. A mon humble avis, Lucian Boia a simplement voulu donner son diagnostic sur la Roumanie, tel un médecin, sans avoir la prétention de préconiser un quelconque traitement. S’il avait écrit un livre plus complaisant, il aurait certainement eu les éloges de ceux qui restent amoureux des figures mythiques de notre histoire. Je ne sais pas alors si Humanitas l’aurait publié, probablement pas. Dans ce livre, Lucian Boia ne fait que déplorer un retard de la Roumanie par rapport aux autres pays européens à cause d’un contexte social, politique, particulier, d’un monde rural qui n’a pas évolué, même si Ceauşescu a essayé de muter les paysans vers la ville, ce qui fut un désastre.
Une question au chroniqueur sportif : quelle est votre analyse de la situation dans laquelle se trouve actuellement le club de foot Steaua de Bucarest (qui a écopé d’un an de suspension avec sursis par l’UEFA, l’Union européenne des associations de football, suite à une affaire de pots-de-vin, ndlr) ?
Certains disent que le club a échappé à la sanction, car il pourra continuer à jouer. Quoi qu’il en soit, le sélectionneur de l’époque a été condamné, il a désormais un casier. Quant à l’entraîneur et aux joueurs actuels, ils n’ont rien à voir avec ce qui s’est passé en 2008. Ce qui est plus gênant est que l’UEFA se soit contredite avec cette condamnation mineure, la FIFA (Fédération internationale de football, ndlr) de monsieur Platini a pourtant maintes fois affirmé qu’il ne tolèrerait aucun acte de corruption, de façon directe ou indirecte. Ceci étant, le Steaua va devoir se plier à un contrôle continu de la FIFA pendant cinq ans, ce qui est plutôt positif. Concernant le dirigeant du Steaua (George Becali, qui purge actuellement une peine de trois ans de prison pour diverses affaires de corruption, ndlr), il y a désormais un cordon sanitaire entre lui et moi, je ne parle pas de lui, ni ne parle avec lui.
Comment voyez-vous les pays d’Europe de l’ouest, qu’en pensez-vous ?
Difficile de répondre à cette question, cela dépend évidemment des pays dont on parle, mes impressions seront par ailleurs imprécises. En tant que touriste, on a plutôt le privilège de ne pas ressentir la crise, aller en Espagne pour se reposer pendant une semaine et y vivre en ce moment n’a rien à voir. Personnellement, je reviens toujours enchanté d’un voyage en Europe de l’ouest, car j’y vais en général pour profiter de ce que le pays offre de culture, sans autre objectif. Je ne prends d’ailleurs aucune photo. Ce que je vois me suffit, et me fascine. Récemment j’ai eu la chance d’aller en Provence et dans le Périgord, j’ai adoré cette région du Périgord. Et l’Italie, quelle beauté. Il y a cependant quelque chose qui me préoccupe à chaque fois que je me trouve en Europe de l’ouest. C’est le terrorisme. J’ai la sensation que ces pays sont de moins en moins à l’abri d’un acte terroriste. Les attentats à Madrid ou à Londres m’ont évidemment marqué, et je ressens comme une compassion anticipée et une certaine angoisse à l’idée que cela pourrait se reproduire. J’aime tellement tous ces pays. La seule chose qui me dérange peut-être un peu est l’attitude des hommes politiques, des universitaires, des communicants, je les trouve en général trop politiquement corrects, leur discours est hypocrite, ils feront tout pour ne pas trop perturber l’opinion publique. Il y a cette obsession de tout niveler. Par exemple, on change ou invente certains mots pour être sûr de ne pas heurter telle ou telle minorité, on essaie en quelque sorte d’éliminer les différences. Mais cela ne fait que créer des frustrations. Un exemple, aux Etats-Unis, écrire le mot « noir » est devenu très périlleux, un professeur de littérature a même proposé de réviser l’œuvre de Mark Twain car il aurait utilisé les mots « noir » et « esclave » de façon inappropriée. C’est ridicule.
Quelle est votre approche de la problématique rom, si on peut parler de problématique ?
C’est un sujet complexe. En premier lieu, il me semble qu’on ne cesse de leur faire la leçon, de leur dire comment ils devraient se comporter afin de s’intégrer. Evidemment, au sein d’une société, chacun se doit de faire des efforts, du mieux qu’il peut. Mais on ne peut pas obliger une communauté à s’intégrer à tout prix si les codes de cette communauté, sa façon de vivre, diffèrent clairement. Et j’ai la sensation que les Roms se sentent bien avec la façon dont ils vivent. Tous les efforts pour les intégrer me paraissent un peu vains. Certes, il y a des exceptions, et il faut saluer le travail de nombreuses associations et ONG qui luttent pour une meilleure perception de la communauté rom. Mais l’intégration comme la perçoivent la plupart des dirigeants européens est une forme de dressage. Or, tout dressage porte en lui des effets négatifs.
Propos recueillis par Laurent Couderc (mai 2013).