Entretien réalisé le 22 novembre dans la matinée, par téléphone et en roumain (depuis Sibiu).
Valer Simion Cosma est anthropologue du monde rural et directeur de la bibliothèque de l’université de Sibiu. Il revient sur le mythe des strigoii, ces morts-vivants qui ont inspiré l’histoire de Dracula, et dont la légende raconte qu’ils sortent la nuit du 29 au 30 novembre…
Que sont les strigoii et d’où vient cette croyance ?
Le strigoi* est un être entre la vie et la mort. Ce sont des cadavres qui ne putréfient pas et qui aspirent le sang et l’énergie des êtres vivants. On distingue deux catégories de strigoii : les strigoii morts et les strigoii vivants. Les premiers sont devenus des strigoii après leur mort lorsque, pendant leurs funérailles, un rituel ne s’est pas déroulé comme prévu. Les strigoii vivants sont des strigoii dès leur naissance et se transformeront en cet être mort-vivant à leur mort, cela à cause de caractéristiques physiques dès la naissance, ou parce que la mère a bu de l’eau impropre pendant la grossesse. Ceux qui naissent avec un bout de placenta sur la tête, la căiță, peuvent aussi être qualifiés de strigoii. Cette croyance a des résonances pré-chrétiennes, quand les morts et les vivants n’étaient pas séparés, et ce jusqu’à l’ère industrielle. Elle n’est pas spécifique à la Roumanie et s’étendait des Balkans à l’Ukraine, mais elle y était ici très présente et bien documentée au 17ème et 18ème siècle, notamment en Transylvanie. Pendant cette période, l’Occident européen se construisait comme un espace de pensée rationnelle, avec une vision scientifique du monde. Alors que l’Europe de l’est, entre Occident et Orient, était un lieu intermédiaire dans lequel on préservait tout ce qui relevait du magique et du miraculeux. Le mythe de Dracula vient de là, il est ce vampire de l’est qui court-circuite la civilisation occidentale. Bram Stoker – l’écrivain irlandais auteur du roman « Dracula » en 1897, ndlr) – s’est inspiré de journaux de voyage en Transylvanie pour écrire son livre, où il est raconté que les paysans procédaient à des rituels pour empêcher qu’une personne ne devienne un strigoi. Par exemple, l’ail était utilisé pour empêcher la venue d’un strigoi dans sa demeure. On plantait aussi un pieu dans le cœur ou l’on bouchait les orifices d’un cadavre pour l’empêcher de se transformer en strigoi.
* Le mot strigoi vient du terme greco-latin strix qui signifie un oiseau de nuit ou le cri aigu poussé par celui-ci. Il a donné le verbe a striga en roumain qui veut dire « crier », mais aussi striga en latin (une sorte de sorcière), et « stryges » en français, des démons femelles ailées de la mythologie romaine, qui sucent le sang des enfants et poussent des cris perçants (source : Dexonline).
Ces rituels sont-ils encore pratiqués ?
Plus vraiment. Il y a eu des incidents isolés dans les années 1990-2000, notamment en Olténie où une famille a déterré un mort, retiré son cœur, brûlé le cadavre et bu ses cendres. Il s’agit d’un rituel archaïque propre de la région, où les proches doivent boire les cendres pour que le strigoi ne vienne pas les hanter. Aujourd’hui, certains rituels sont encore préservés lors de funérailles, notamment en Transylvanie, et pratiqués par des femmes âgées. Ces dernières pensent encore que quelqu’un peut devenir un strigoi. Le reste de la communauté ne les prend plus trop au sérieux, mais les laisse réaliser ces rituels par respect pour elles. En général, elles surveillent continuellement le mort pendant la veillée mortuaire et placent des objets, notamment pointus, dans le cercueil. Toutefois, il est difficile de savoir si les objets sont placés dans le but d’empêcher le mort de se transformer en strigoi, ou pour d’autres croyances populaires afin de faciliter le passage dans l’Au-delà. Peut-être les deux.
Selon la légende, que se passe-t-il la nuit de la Saint-André, du 29 au 30 novembre ?
Cette nuit-là, on raconte que les strigoii morts sortent de leurs tombes, reviennent parmi les vivants et se battent avec les strigoii vivants. Ce sont les esprits des morts qui n’ont pas réussi à aller dans l’Au-delà, et ils peuvent amener des calamités. On protégeait alors les maisons mais aussi le bétail. Les paysans mettaient des gousses d’ail sur les portes des demeures et des étables. Cette période correspond aussi à une étape spécifique du calendrier agraire pré-chrétien ; on rentrait le bétail fin novembre pour l’hiver, et il fallait le protéger. Aujourd’hui, ces croyances et pratiques ne sont plus vraiment maintenues, sauf dans un but de performance ou de spectacle, comme beaucoup de rituels anciens.
Propos recueillis par Marine Leduc.