Avec ses huit kilomètres de sable fin, cette station balnéaire du nord de Constanţa dispose de l’une des plus grandes plages d’Europe. Les Roumains s’y pressent massivement chaque été. Ils sont les moteurs mais parfois aussi les victimes de son urbanisation effrénée. Reportage.
Des gratte-ciel, des parkings de sept étages, deux îles artificielles, une promenade touristique flambant neuve… La bétonisation du littoral s’accélère à Mamaia, l’une des stations balnéaires les plus fréquentées de Roumanie, située au nord de la ville de Constanţa. Plus de 55 millions d’euros d’investissements, dont quelque 20 millions financés par des fonds européens, sont prévus dans le nouveau plan local d’urbanisme adopté au printemps en conseil municipal.
Si ces travaux ne commenceront que l’automne prochain, la station a déjà des allures de vaste chantier. Sous de grandes bâches blanches, les marteaux-piqueurs parviennent ainsi à couvrir la musique assourdissante diffusée jour et nuit par les bars de plage. Au total, c’est une dizaine de discothèques, de terrasses et de parkings privés qui sortiront de terre, à deux pas des baigneurs. Pourtant, la loi roumaine interdit toute construction dans les stations balnéaires entre le 15 mai et le 15 septembre. « Réjouissez-vous et remerciez le ciel qu’il y ait autant de chantiers », a récemment réagi Radu Mazăre, le maire social-démocrate de Constanţa. « Si on ne construisait pas, il n’y aurait pas de tourisme. Alors certes, nous avons une politique un peu plus relâchée envers les investisseurs privés qui construisent en ce moment, mais cela va permettre que tous ces projets soient terminés d’ici deux ans, et non pas dans sept ans. »
Cette urbanisation effrénée ne semble pourtant pas faire fuir les touristes. Les soixante hôtels de la station, qui peuvent accueillir au même moment plus de 20.000 clients, affichent quasiment complet tout l’été. « Tant qu’il y a du soleil et que je peux m’éclater, je suis la plus heureuse ! », témoigne Cristina, 22 ans, qui bronze debout sur le sable, mains sur les hanches. « Tout est fait ici pour qu’on ne s’ennuie jamais, et c’est pour ça que je viens chaque année avec mes amis », ajoute-t-elle. Il est vrai que les distractions ne manquent pas à Mamaia. Il y en a pour tous les goûts et pour toutes les bourses. De nombreux bars et discothèques attirent une clientèle jeune, mais la station abrite aussi des parcs d’attractions destinés à un public plus familial. Les vacanciers raffolent aussi de l’étrange télécabine qui a ouvert en 2004. Elle permet de longer le front de mer à 50 mètres du sol et de profiter ainsi d’une « superbe » vue sur la station. Mais la grande nouveauté cet été, c’est le défilé de chars allégoriques organisé deux fois par semaine par la mairie sur la promenade touristique pavée.
« Sous le communisme, il n’y avait ici que le sable et des restaurants qui fermaient à 22h », se souvient Sorina Hortolomei, la gérante d’Aquamagic, un parc aquatique de trois hectares qui a ouvert ses portes il y a dix ans… « On s’ennuyait à mourir ! Aujourd’hui, les gens veulent s’amuser et profiter pleinement de leurs vacances. » Avec ses 20 toboggans de toutes les formes et de toutes les couleurs, ses deux piscines pour enfants et ses ateliers de danse sur jets d’eau animés par des vedettes de la télévision, Aquamagic a attiré l’année dernière plus de 200.000 visiteurs. « Bien que le parc ne soit ouvert que de juin à septembre, l’affaire est rentable », se réjouit Sorina Hortolomei.
L’afflux de touristes est en effet une aubaine pour les 1500 agents économiques qui ont investi à Mamaia, mais aussi pour les 20.000 saisonniers, dont 70% de jeunes, qui y travaillent chaque été. « Je ne connais aucune zone industrielle en Roumanie, et encore moins de zone touristique, qui embauche autant de gens, tout en générant directement des profits », se targue Radu Mazăre, qui est très impliqué dans le développement économique de la station. « Il faut donc continuer à investir. Nous allons notamment ouvrir des bureaux à Dubaï et Istanbul pour attirer des hommes d’affaires et des touristes qui ont beaucoup d’argent. »
Adulé par certains pour son extravagance, l’édile quadragénaire va jusqu’à chanter et jouer le rôle d’un sauveteur en mer dans un vidéoclip musical promotionnel sorti en mai dernier. Viva Mamaia – c’est le titre de cet hymne estival – a coûté 35.000 euros et sera financé grâce à une taxe imposée aux hôteliers et commerçants. « Ce gars-là est un tyran », s’emporte un restaurateur qui a requis l’anonymat. « Nous payons déjà toutes sortes d’impôts mais il faut encore que l’on finance ses délires mégalomaniaques. Ce sont surtout ses intérêts personnels qu’il soigne dans cette station. »
Difficile à croire aujourd’hui, mais avant de connaître cette effervescence étourdissante, Mamaia a longtemps été une bande de terre sauvage coincée entre le lac Siutghiol et la mer Noire. Seuls des pêcheurs grecs, des bergers roumains et des éleveurs de chevaux tatares profitaient alors de ses huit kilomètres de sable fin qui en font l’une des plages les plus longues d’Europe. Les premières constructions – quelques cabines de bois et un simple ponton – n’apparaissent qu’en 1906. C’est dans l’Entre-deux-guerres que sortent de terre la résidence d’été de la famille royale, le casino et le grand hôtel Rex, toujours ouvert aujourd’hui. Puis se concrétisent les plans pharaoniques des autorités communistes…
« Leur idée était de permettre au plus grand nombre de passer des vacances bon marché à la mer », raconte Elena Ivǎnescu, qui a racheté en 1996 le deux étoiles Doina. Son établissement est l’un des cinq hôtels-restaurants de 10 étages bâtis dans les années 1960 dans le cadre du projet « 10.000 lits ». Comme ses jumeaux imposants et unicolores, il a été construit de façon à ce que les clients puissent admirer à la fois la mer et le lac depuis leur chambre. « A l’époque, des autocars pleins à craquer acheminaient des touristes des quatre coins de la Roumanie, se souvient l’hôtelière. A Mamaia, il y avait des produits étrangers introuvables ailleurs, et c’était l’occasion de rencontrer des milliers de touristes venus d’URSS, de Pologne, de Tchécoslovaquie et des pays occidentaux, comme la France, où le Parti communiste était très puissant. »
Après la révolution, les hôtels Doina, Aurora, Meridian, Flora et Victoria ont donc été privatisés. Mais d’autres, plus modernes et plus spacieux, ont poussé comme des champignons dans la station, et la concurrence est devenue de plus en plus rude. Certains ont parfaitement réussi leur transition économique. C’est le cas de l’hôtel Bucureşti qui a été construit il y a cinquante ans en plein milieu de la station. Coquet et de taille modeste, il a été racheté en 1999 par l’ancienne gloire du football roumain Gheorghe Hagi. Il l’a rebaptisé l’hôtel Iaki. Après deux ans de fermeture pour travaux, c’est aujourd’hui un quatre étoiles qui propose des chambres luxueuses et des services haut de gamme, dont un spa, une salle de sport, une piscine extérieure et une salle de conférence de 450 places. « Nous sommes les seuls à rester ouverts toute l’année dans la station, se félicite Cristina Baoiu, une commerciale de l’hôtel. Grâce à notre standing et à la notoriété de notre propriétaire, nous avons vu défiler de nombreuses personnalités, des sportifs, des artistes, mais aussi trois présidents roumains ! »
Elena Ivǎnescu a eu moins de chance. Elle a mis 17 ans avant de pouvoir réaliser les premières grandes rénovations intérieures de l’hôtel Doina. C’était l’hiver dernier. « Nous sommes obligés de maintenir des prix bas pour attirer les Roumains (25 euros en moyenne pour une chambre double, ndlr), mais nous avons définitivement perdu nos clients étrangers, regrette-t-elle. Les tour-opérateurs européens ont tourné le dos à Mamaia après s’être fait avoir par des établissements peu sérieux. Et puis de nombreux habitués ont été refroidis par le développement anarchique de la station qui est, il faut bien le dire, loin d’être idéal pour passer des vacances tranquilles. »
Mehdi Chebana (juillet 2013).