Malmenés, mal pensés, mal gérés, beaucoup de maisons et bâtiments, anciens ou en construction, souffrent d’un manque de repères et d’inspiration. Que faire ? Şerban Ţigănaş, président de l’Ordre des architectes de Roumanie, donne ici quelques clés.
Regard : Quels sont les principaux défis actuels de l’architecture en Roumanie ?
Şerban Ţigănaş : Théoriquement, les défis de l’architecture roumaine devraient être les mêmes que ceux de l’architecture en général. Malheureusement, il existe des nuances locales qui font que notre situation est un peu différente du reste de l’Europe. Ici, l’architecture n’est pas vue comme faisant partie de la solution aux problèmes de l’habitat, mais plutôt comme une fantaisie réservée aux riches. On assimile trop souvent l’architecture à l’aspect esthétique d’un bâtiment, à ce qui se voit. Or, c’est loin d’être le cas. L’architecture englobe tous les problèmes liés à l’habitation. Je commencerai donc par dire que l’architecture n’est pas perçue comme il se doit en Roumanie. Elle ne fait pas partie de la culture de masse, reste cantonnée à une certaine élite, ce qui est selon moi une erreur. En regardant ailleurs, on voit bien que les choses progressent là où l’ensemble de la société comprend le besoin d’une architecture de qualité. L’architecture est en fait le résultat de la relation entre l’individu, la société, l’administration et l’architecte. C’est ce que nous construisons ensemble.
Existe-t-il d’autres problèmes auxquels elle se confronte ?
Deux autres. Le premier est la manière dont elle est « négociée ». Je me réfère avant tout à l’architecture publique. Les commandes publiques pour la construction de gares, de lycées, de musées, d’hôpitaux… ont ce rôle fantastique d’être des modèles, des points de référence pour les commandes du privé. Malheureusement, ici, elles échouent. Il n’y a pas suffisamment de concours d’architecture et les appels d’offres sont avant tout dictés par le prix. Enfin, il faudrait se débarrasser de cette obsession des grands projets pour se mettre au niveau de la personne. L’architecture doit être comprise comme quelque chose qui change la vie, même s’il l’on parle d’une petite intervention. La société est la somme des attitudes de chacun, la ville est la somme des architectures qui la constituent. Mais le mot « architecture » a disparu de notre langage. Il est pratiquement absent de nos textes de lois. On y parle que de construction, de développement, d’infrastructure, de bâtiment… On évite le mot « architecture » car il paraît bizarre, trop sophistiqué. On ne le comprend pas. L’architecture doit descendre dans la rue.
Parlons maintenant de ce qui existe déjà, du patrimoine architectural. Est-il en danger ?
Ces dernières années, le patrimoine roumain a été bafoué. Après la période communiste, pendant laquelle la culture de la propriété a été bouleversée, les gens n’ont pas su s’occuper du patrimoine qu’ils ont récupéré. Idem pour l’Etat, qui s’est vu obligé de gérer nombre de propriétés. Et beaucoup d’erreurs ont été faites. Ce fut une période de transition et de confusion. Ceux qui en sont sortis vainqueurs ont été les spéculateurs. Notre patrimoine a été plus abîmé pendant ces dix dernières années que pendant toute la période communiste. Les études le montrent. Pourquoi ? Parce que là où les maisons sont abandonnées, où il n’existe plus de vie, la ruine s’accélère.
Mais pourquoi existe-t-il un tel manque de respect vis-à-vis de la vieille pierre ?
L’absence de culture pour la comprendre d’un côté, et un effet psychologique de l’autre. Beaucoup de Roumains veulent se débarrasser du passé. Je parle du passé proche, de ces années 1980 qui sont synonymes de démolitions afin de faire place aux grands projets de Ceauşescu, en particulier à Bucarest. Ce désir de se débarrasser du passé influence aussi la vision qu’ont les Roumains sur leur patrimoine. L’architecture nouvelle, même si nous ne savons pas trop ce que c’est, peut nous débarrasser du gris, de la saleté, du manque de couleurs qui a caractérisé ces années. Or, la vieille pierre est grise aussi, et il faut une certaine expérience pour savoir qu’elle est différente, et qu’un simple coup de brosse peut lui redonner toute sa beauté.
Y-a-t-il une prise de conscience au niveau des autorités ? Et des architectes ?
Oui. Mais le problème est ailleurs. En Roumanie, le patrimoine est l’affaire de l’Etat. Il le protège en interdisant les autres de le maltraiter. Conséquence, il impose énormément de restrictions. Peu de personnes sont aujourd’hui habilitées à rénover des bâtiments de patrimoine. Et les architectes ne sont pas attirés par ce domaine car les contraintes sont trop nombreuses. L’Etat devrait encourager tous ceux qui souhaitent rénover le patrimoine. Au lieu d’être un avantage, un bâtiment de patrimoine est aujourd’hui un calvaire pour ses propriétaires. Il y a un problème de conception dans la protection du patrimoine, quelques retouches dans la loi ne suffiront pas. Il nous faut une nouvelle attitude, de nouveaux textes.
Propos recueillis par Jonas Mercier (juillet 2013).