Aurait-on imaginé, 25 ans après la chute du dictateur Nicolae Ceauşescu, se réjouir de voir des centaines de personnes faisant la queue durant des heures dans des files longues de centaines de mètres ? En 1989, on attendait en Roumanie pour trouver une boîte de conserve, des œufs, quelque chose à se mettre sous la dent. La queue signe tangible d’une situation désespérante.
Un quart de siècle plus tard, cet hiver, les Roumains attendaient dans les rues de Paris, Londres ou Munich pour voter et exercer ce droit essentiel de choisir qui vous représente. La queue devenue signe d’espoir. Impossible de ne pas être impressionné par la patience et la détermination de ces Roumains prêts à rester debout jusqu’à dix heures, dans des conditions météo hivernales, pour mettre un bulletin dans l’urne malgré une organisation contestable. Une belle leçon de démocratie et de responsabilité y compris pour les Européens de l’Ouest qui n’ont parfois plus la patience de consacrer quelques minutes à voter.
Mais la détermination et l’énergie de la diaspora ne doivent pas faire oublier le fourmillement qui agite la société en Roumanie depuis quelques années, de Cluj à Bucarest en passant par Saschiz ou Araci. On disait les Roumains résignés, adeptes du « aşa e viaţa » (ainsi va la vie), mais ce sont des centaines de personnes, souvent âgées de 18 à 40 ans, qui ont rejeté cette petite phrase, à leur niveau, dans l’anonymat, sans succès garanti mais avec la conviction chevillée au corps que chacun peut changer quelque chose.
Je repense à un reportage en 2009 à la Fabrique de pinceaux à Cluj, centre culturel monté sur une initiative privée, animée par des jeunes bouillonnant de projets, impliqués socialement, conscients de leurs droits et de la nécessité de lutter pour eux. Beaucoup en Roumanie les considéraient comme de doux idéalistes sans grande chance de succès. Puis les créateurs et animateurs de la Fabrique furent reconnus à l’étranger, en peinture, en danse, en théâtre social et ils se mirent à attirer un public plus large, avide de débats. Il faut songer à Nicuşor Dan, mathématicien novice en politique, ignoré des grands médias roumains, mais arrivé en troisième position aux élections municipales de Bucarest en 2012 grâce à une campagne menée par des bénévoles férus de démocratie. Il y eut aussi ces manifestations inédites dans la Roumanie post-communiste pour lutter contre un projet de mine d’or. Soir après soir, les rues de Bucarest étaient remplies d’étudiants, de cyclistes, de jeunes couples avec enfants non pas pour réclamer une augmentation de salaire mais pour défendre un principe de l’état de droit et leur idée d’un environnement sain, souligne le sociologue Mircea Kivu.
« L’épisode Roşia Montană a montré qu’on pouvait changer quelque chose. La loi contestée a finalement été abandonnée. Si je regarde les dernières années, j’ai l’impression de voir des briques qui s’assemblent petit à petit pour créer quelque chose de différent dans la société », me dit une amie manager culturel à Cluj. Avec une différence de taille par rapport à l’enthousiasme souvent naïf de l’après 1989 : l’idée que les miracles n’existent pas contrairement aux déceptions. « C’est une course longue où il faut apprendre à doser son enthousiasme. Il faut se dire que le changement n’ira pas vite et surtout ne pas abandonner », m’écrit Andreea Popa, une amie traductrice. Après la chute de la dictature, beaucoup de Roumains imaginaient que surgirait d’un coup de baguette magique, toute prête à les accueillir, une nouvelle maison démocrate, chatoyante et merveilleuse. Ce fut un château de sable, éphémère dont ils se sentirent exclus. Depuis, ils ont entrepris de construire la maison eux-mêmes, lentement mais solidement. Elle prend forme.
Isabelle Wesselingh (décembre 2014).