Entretien réalisé le jeudi 3 février dans l’après-midi, par téléphone et en anglais (depuis Kiev).
Quel est le ressenti de la population en Ukraine vis-à-vis du conflit avec la Russie ? Pour y répondre, Tanya Kozyreva, journaliste d’investigation à Kiev pour des médias internationaux tels que OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) et le quotidien britannique The Telegraph…
Comment les habitants de Kiev et ceux qui vivent aux frontières avec la Russie réagissent aux tensions actuelles ?
Cela dépend. À Kiev, il y a des gens qui ne suivent pas forcément ce qu’il se passe et préfèrent ignorer les informations. Ils ne paniquent pas du tout et vivent une vie quotidienne normale. D’un autre côté, il y a ceux qui sont clairement inquiets. Certains ont même quitté Kiev à cause de la possible occupation de la capitale, qui a été récemment mentionnée par le président américain Biden quand il a discuté au téléphone avec le président ukrainien Zelensky. Ces habitants sont allés se réfugier dans les villes de l’ouest du pays comme Lviv ou Ivano-Frankivsk. On peut aussi observer un autre type de réaction ; ceux qui restent à Kiev mais qui préparent un sac « au cas où », qui vérifient où sont les abris anti-bombes les plus proches, et qui participent à des programmes d’auto-défense. Et pour ceux qui vivent à la frontière, après avoir parlé avec plusieurs personnes, le sentiment général est qu’ils ne pensent pas qu’il y aura une guerre ouverte avec la Russie.
Quel est l’impact sur la population de ces huit années de conflit à l’est de l’Ukraine ?
Ce conflit est en effet toujours d’actualité, il ne s’est jamais arrêté. Cette année encore, des soldats sont morts. On voit surtout un impact sur la santé mentale des gens, et ce dans toute l’Ukraine. Si on leur dit que « la guerre va commencer demain avec la Russie », ils répondront que « la guerre est déjà là depuis huit ans », et que ce n’est pas une nouveauté. Et c’est sans doute la raison pour laquelle ici beaucoup de gens n’ont pas peur de la guerre, ils savent vivre avec. Par ailleurs, j’ajouterai qu’il y a ce sentiment que l’Ouest ne va pas venir en aide à l’Ukraine, qu’il s’agit de toute façon d’une question interne au pays, que c’est à nous de nous en occuper. Et que les décisions, bonnes ou mauvaises, reviennent au final au gouvernement ukrainien.
Comment la couverture médiatique internationale est-elle perçue ?
Lors de sa dernière conférence de presse, le président Zelensky a été très critique envers les médias internationaux, les accusant de créer de la « panique ». Je ne dirais pas que les gens ici critiquent les médias pour avoir couvert ou pas couvert quelque chose, ce n’est pas vraiment ça. La plupart des Ukrainiens ne peuvent d’ailleurs pas lire dans une langue autre que la leur. Il est vrai que cette couverture a créé des dommages économiques pour l’Ukraine ; mais d’un autre côté, peut-on dire que le gouvernement ukrainien et les autorités font tout pour éviter les dommages ou les décès de civils ? Si l’on regarde les conditions des abris anti-bombes sur l’ensemble du pays, la plupart sont dans un très mauvais état, rien n’a été fait pour les améliorer. Et les autorités n’ont pas non plus discuté d’une possible évacuation de la population aux frontières. Au lieu d’accuser les médias qui créent de la « panique », elles devraient plutôt rassurer la population et la protéger. C’était déjà le cas dès la révolution de 2014 – aussi dénommée révolution de Maïdan qui mena à la destitution de l’ancien président Viktor Ianoukovytch, ndlr – ; rien n’a été fait pour aider les civils.
Propos recueillis par Marine Leduc.
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