Speranţa Rădulescu a commencé sa carrière en parcourant les villages pour étudier les musiques orale et paysanne du monde rural. Puis elle s’est penchée sur les particularités musicales de diverses ethnies, des Roms, des Hongrois, des Ukrainiens ou des Juifs, et elles s’est aussi intéressée aux fameuses manele. En 2000, cette ethnomusicologue émérite a lancé la collection « Ethnophonie » qui comprend 25 albums et traite de la diversité des musiques roumaines. Le dernier en date vient tout juste de paraître et a pour thème les instruments originaux de Transylvanie. Cette collection a plusieurs fois été primée, notamment en 2005 par le prix « Coups de cœur » décerné par l’Académie française Charles-Cros.
Regard : Depuis les années 1970, vous avez parcouru la Roumanie de long en large. Dans quel but exactement ? On dit que l’ethnologie intervient quand une part de la culture est en train de disparaître…
Speranţa Rădulescu : Vous savez, les musiques traditionnelles disparaissent dans tous les cas… Parce que les musiques orales changent perpétuellement avec les conditions de vie des gens et la structure sociale. Par contre, c’est la mémoire de ces musiques qui ne doit pas disparaître. Il doit rester des traces, autant que possible. Notre métier est de produire des preuves, des documents qui attestent de ces musiques. Et puis les choses ne disparaissent pas complètement, elles continuent de vivre en se transformant.
En Roumanie, la musique traditionnelle varie beaucoup suivant les régions. Comment l’expliquez-vous ?
Les musiques populaires ne sont pas d’ordre national, elles sont toujours locales ou régionales. En Roumanie, cette diversité territoriale est importante, elle est liée à l’histoire du pays, mais aussi à la géographie de la région ou au type d’économie locale. Par exemple, la musique de Vrancea est très différente de celle des rives du Danube. Il y a beaucoup de montagnes dans ce département, une musique liée aux cultures pastorales s’est naturellement développée. En parallèle, de nombreux ensembles folkloriques et médiatiques essaient de construire de manière artificielle un folklore national, mais celui-ci n’existe pas vraiment.
Que reprochez-vous à ces ensembles de musique folklorique que l’on voit souvent sur les plateaux de télévision ?
Juste après l’instauration du régime communiste, les conseillers russes du ministère de la Culture ont imposé la création d’ensembles folkloriques sur le modèle du ballet Moïsseïev de Russie. Ces groupes, qui devaient exprimer la grandeur du peuple, jouaient tous d’une manière très dirigée, avec les mêmes ornements et les mêmes accompagnements. Ils étaient en parfaite osmose avec la façon dont était structurée la société, reprenant les musiques traditionnelles pour les déformer et les transformer en des musiques représentant le système socialiste. Avec le temps, ces ensembles folkloriques, devenus des caricatures, se sont éloignés de la culture traditionnelle. Mais à cause d’une forte diffusion, leur musique est devenue celle consommée par tous les Roumains. Ces derniers ont d’ailleurs fini par croire qu’elle était la version supérieure de la musique populaire, alors qu’elle ne l’était pas… Mais le régime n’a que partiellement réussi à la substituer aux véritables musiques traditionnelles. Car de leur côté, les Roumains avaient tendance à apprécier les musiques métissées, pan-balkaniques, ce qui ne plaisait pas au régime. Les autorités communistes ont alors défendu aux lăutari (les musiciens traditionnels, ndlr) de jouer ces musiques soit disant polluées, suspectées de provenir d’autres cultures musicales, sous peine de se voir retirer leur permis de travail.
Comment les musiques traditionnelles se sont-elles développées ?
Les gens dans les villages jouent beaucoup moins qu’avant, la tendance est plutôt à consommer la musique plutôt qu’à la produire. Et puis les Roumains d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes que ceux du début du 20ème siècle. A l’époque, les villages s’agrandissaient, et les fêtes populaires devenaient de plus en plus importantes. Les villageois avaient besoin d’une musique disons, puissante. Ils ont donc fait appel à des musiciens professionnels qui, la plupart du temps, étaient des lăutari regroupés en petits ensembles qu’on appelle taraf. Les villageois ont continué à jouer eux-mêmes de la musique seulement dans certains cas, lors de funérailles, par exemple.
« Les Roumains avaient tendance à apprécier les musiques métissées, pan-balkaniques, ce qui ne plaisait pas au régime »
Parlez-nous de ces lăutari que vous avez beaucoup étudiés. Pourquoi avoir fait ce choix ?
J’ai compris assez vite à quel point il était important d’étudier la musique des lăutari. En fait, ils sont peu à peu devenus le moteur dynamique des musiques rurales de Roumanie. Comme je l’ai dit précédemment, ils étaient appelés pour jouer dans les fêtes de village, ils ont donc dû reprendre le répertoire de chaque région, connaître les coutumes locales et les rituels de chaque village. Si une bonne partie des lăutari sont des Roms, la musique qu’ils jouent est celle de leurs clients : les Roumains, Hongrois, Juifs, Roms, selon le cas. A noter que la plupart des musiciens populaires sont les descendants de musiciens de la cour féodale, qui étaient roms et esclaves en Valachie et en Moldavie, ou serfs en Transylvanie et dans le Banat. Ils ont été libérés autour de 1848, et une bonne partie d’entre eux se sont établis en marge des villages où ils ont reçu des lopins de terre, ou en ville. Ils sont tous devenus disons « free lance », à la disposition de tous ce qui avaient besoin de leurs services musicaux.
Vous avez découvert les fameux lăutari de Clejani, plus connus sous le nom de Taraf de Haïdouks…
Cet ensemble était le meilleur de la région. Lorsque je travaillais à l’Institut du folklore, j’ai découvert des enregistrements réalisés par l’une de leurs équipes en 1949. Après les avoir rencontrés et enregistrés en 1983 moi-même, je les ai invités quelques années plus tard pour qu’ils jouent à l’Institut à l’occasion de la venue d’un groupe d’ethnologues suisses. Pour Laurent Aubert, une personnalité dans le milieu de l’ethnomusicologie, ce fut le coup de foudre. Il a trouvé ce taraf incroyable et les a invités à Genève et à Paris, où je les ai accompagnés. Je ne sais pas comment il a fait, mais à l’époque, il a réussi à avoir l’autorisation des autorités communistes. Deux heures avant le départ, nous n’avions toujours pas nos passeports, mais finalement tout s’est résolu comme par miracle… Le voyage en avion fut extraordinaire, ils ont joué et fait les pitres pendant tout le trajet. J’avais choisi les musiciens vétérans du village de Clejani, qui étaient les meilleurs. Ils étaient incroyables, à tel point qu’ils ont convaincu les pilotes de venir assister à leur concert… A Paris, ils ont ensuite été repérés par un jeune Belge qui a eu du flair, c’est lui qui les a lancés.
Dans la collection « Ethnophonie », en plus de deux très beaux albums sur les musiques tziganes, il y a aussi cet album sur les musiques juives…
Avec mon équipe, nous avons énormément travaillé sur ce disque-là. Nous nous sommes immergés à trois reprises dans la région de Botoşani pour essayer de découvrir la musique qui était jouée dans les fêtes juives. Mais le problème, c’est qu’en 2005-2007, il n’y avait déjà plus beaucoup de Juifs dans la région. Nous avons donc dû reconstituer un répertoire de morceaux qui étaient joués lors de ces cérémonies, depuis l’Entre-deux-guerre jusqu’aux années 1950. Nous avons fait appel à des musiciens professionnels roumains et roms, assez âgés, qui connaissaient déjà ces musiques pour les avoir jouées à l’époque. Les liens qui existaient entre les musiques juive, ukrainienne et roumaine nous ont beaucoup intéressé. Mais pour les comprendre, nous avons dû aussi puiser dans la littérature étrangère.
Qu’en est-il des manele ? D’où viennent-elles et pourquoi tant de polémique à leur encontre ?
C’est une musique qui, au 19ème siècle, était jouée dans les fêtes des Boyards, les aristocrates locaux. Elle a toujours été associée à une musique des Balkans, car elle a également des influences grecque, serbe, bulgare etc.. A partir du milieu des années 1990, cette musique de fusion, aussi dénommée orientale, est de nouveau apparue sur le devant de la scène. De mon point de vue, le style musical des manele est le fruit d’un passé balkanique qui refait surface de manière régulière. Certains intellectuels roumains lui reprochent sa médiocrité esthétique. Mais en général, ils ne l’apprécient pas trop car elle reflète surtout un passé lié aux Balkans et qui dérange. Il y a aussi le fait qu’aujourd’hui, cette musique est liée au monde interlope. Cela répugne beaucoup de gens, dont moi la première… Mais que faire ? Les manele existent et nous devons les comprendre avant de les blâmer.
Selon vous, l’Etat roumain soutient-il suffisamment les musiques traditionnelles ?
Je pense que ce n’est pas à l’Etat de les mettre en valeur, il faut qu’elles se valorisent elles-mêmes. De plus, et je l’ai toujours dit, au lieu de créer des académies pour apprendre et transmettre ces musiques, laissons-les mourir de leur belle mort. Parce qu’elles proviennent en bonne partie d’une culture orale paysanne qui est de toute façon en cours d’extinction. Cela ne sert à rien de les introduire dans les schémas classiques par le biais de partitions, cela ne fait que les rendre folkloriques. A l’inverse, on devrait les chérir et continuer de les diffuser à la radio ou simplement les enregistrer.
Propos recueillis par Julia Beurq (décembre 2014).