Il y a un peu moins d’un an, dans son numéro 77, Regard avait interrogé le politologue Evgenii Dainov sur la présidentielle de novembre 2016 et l’élection de Roumen Radev, le candidat pro-russe. En mars dernier, les législatives ont confirmé le controversé Boïko Borissov au poste de Premier ministre. Que se passe-t-il en Bulgarie ? Où en est la société civile ? L’un de nos reporters est allé à la rencontre de ceux qui voudraient que les choses changent.
Mi-septembre à Sofia, Christo Komarnitski – à droite sur la capture d’écran de leur page Facebook – et ses deux compères, Chavdar – à gauche – et Alla, un couple bulgaro-ukrainien, sont sur le point de lancer le prochain numéro de Prass-Press, sorte de Charlie Hebdo local, dans une petite galerie d’art du centre de la capitale bulgare. Sur deux tables en plastique toutes simples, les trois cinquantenaires présentent le journal à une dizaine de curieux. Tous sont entre deux âges, hormis une jeune mère et son fils.
Le dernier numéro est étrangement en vente sous deux formats : l’un en noir et blanc, moins cher, l’autre en couleur et plus coûteux. « Nous faisons un journal satirique et nous ne pouvions pas rester les bras croisés face au scandale des manuels scolaires, explique Alla. Le ministre de l’Éducation va en éditer en noir et blanc pour les pauvres. Les enfants plus aisés, eux, pourront s’acheter des manuels en couleur. Voilà la Bulgarie d’aujourd’hui. »
Prass-Press a été lancé le 1er mars dernier autour de cette joyeuse équipe de caricaturistes, amis de longue date. Il n’est tiré qu’à 700 exemplaires, la faute à un réseau de distribution contrôlé par un oligarque de 37 ans, Delyan Peevski, qui possède plus de 80% des médias du pays. Sa nomination à la tête du contre-espionnage bulgare en 2013 avait d’ailleurs provoqué des manifestations sans précédent dans la capitale. Peevski, tout comme le Premier ministre Boïko Borissov, n’apprécie pas Prass-Press. « Il n’aime pas la manière dont on le caricature, pour nous c’est une cible parfaite, évidemment. Mais les points de presse en province ont peur de nous distribuer car ils savent qu’ils risquent d’être intimidés et de fermer. On espère cependant couvrir tout le pays un jour, voire nous étendre à l’ensemble des Balkans », ajoute Christo.
Le dernier numéro s’écoule timidement : les temps sont durs pour la caricature bulgare. La couverture y montre Boïko Borissov, réélu il y a peu, en tenue d’écolier pour la rentrée des classes : ballon de foot sous un bras, dans l’autre un bouquet de fleurs, il se demande pourquoi il est toujours en primaire après ses trois mandats de Premier ministre.
Sens du devoir
Autre média dans le viseur des autorités, Bivol est un site d’investigation qui compte des centaines de milliers de pages vues par mois. Son fondateur, Assen Yordanov, 53 ans, travaille aussi pour WikiLeaks. « J’ai été sérieusement agressé physiquement à deux reprises », déplore Assen, le regard noir. Mais ce gros bras au cœur tendre ne veut pas laisser tomber. « Nous sommes les derniers à oser remuer toutes ces sales histoires de corruption et de criminalité organisée. Et nous sommes beaucoup lus. » Récompensé par un important prix du journalisme en Allemagne, Assen s’y est vu offrir une autre vie, plus tranquille, qu’il a refusée. « Ma place est ici », coupe-t-il.
L’autre face de Bivol, Atanas Tchobanov, vit en France depuis des années. Fin août et juste avant la venue du président français à Sofia, il avait tiré la sonnette d’alarme dans une tribune du Huffington Post. Il y invitait Emmanuel Macron à « dénoncer cet État mafieux qu’est la Bulgarie et qui va prendre la tête de la présidence tournante de l’Union européenne le 1er janvier prochain. (…) Tout le monde sait bien que Borissov est un criminel, c’est prouvé, mais personne ne dit rien. Bruxelles se moque de nous », soutient Assen.
La Bulgarie pointe aujourd’hui à la 109ème place dans le dernier rapport de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse – bon dernier de l’UE. Et politiquement, les choses ne sont guère encourageantes (voir l’encadré). Pourtant, il y a quatre ans, la Bulgarie avait connu des manifestations importantes, avec environ 100 000 personnes dans les rues de Sofia pendant plus d’un mois pour dénoncer la mafia au pouvoir. « À l’époque, l’enthousiasme était palpable », se rappelle Nikolay Staikov, la quarantaine, co-fondateur de l’Anti-Corruption Fund, projet lancé en juin et financé principalement par l’America for Bulgaria Foundation. « L’idée était de ne pas laisser retomber ce souffle. Nous avons même créé un centre culturel ainsi qu’un site d’informations, noresharski.com, du nom du Premier ministre Plamen Oresharski – en poste de mai 2013 à juillet 2014, ndlr – que nous sommes parvenus à faire démissionner », se souvient Nikolay.
Aujourd’hui, avec sa fondation, il scrute la manière dont est dépensé l’argent public. « Beaucoup d’actes criminels sont plus ou moins protégés politiquement et médiatiquement. Nous venons de faire des enquêtes sur les banques d’État ainsi que sur deux maires de villes de province. Mais aussi sur des projets européens transfrontaliers douteux entre la Bulgarie et la Roumanie. Là-bas, certaines têtes tombent, mais pas chez nous. Exemple de malversation, la Bulgarie a récemment travaillé sur un gros projet de système d’informations afin de repérer les essaims de moustiques sur les bords du Danube. Les sommes obtenues sont démentielles alors que l’expertise technique ne fait qu’une demi-page », déplore-t-il.
Contrairement à la Roumanie de cet hiver, aucune ville de province n’a vu de manifestants dans ses rues il y a quatre ans. Selon Nikolay, une classe moyenne indépendante financièrement n’existe pas en dehors de Sofia. « Les petits entrepreneurs, les jeunes qui travaillent dans les nouvelles technologies, dans des agences de publicité, les professions libérales et créatives, les journalistes, ils sont tous ici, à Sofia. »
Une masse critique plutôt maigre, qui a néanmoins vu émerger un nouveau parti : Da, Bulgaria ! semble avoir les faveurs de la jeune génération avide de changement – sa page Facebook a déjà recueilli 69 000 fans –, mais son alliance avec les écologistes n’a pas réussi à obtenir plus de 3% aux législatives de mars dernier. Pour Nelly Ognyanova, experte en droit des médias, « les forces pro-européennes ne sont pas unies. Il y a quatre ans, les jeunes voulaient changer l’ensemble du système. Désormais, l’activisme civique se concentre davantage sur la réforme de la justice et la protection des médias libres qui sont de plus en plus inquiétés. En marge de cet État accaparé, la lutte pour la vérité mobilise de plus en plus de jeunes ».
Un air vicié
Stefan Dimitrov et Nikolay Loutchev sont deux chefs d’entreprise d’une quarantaine d’années dont les affaires, dans les transports notamment, se portent très bien. Mais ils ont un autre souci. « Sofia est horriblement polluée, lance Stefan en garant sa Mercedes électrique devant l’un des cafés branchés de la capitale. 90% du parc automobile bulgare a plus de 5 ans. Sans compter le chauffage au charbon et au bois qui pollue beaucoup. Sofia étant entourée de montagnes, nos hivers sont devenus invivables. »
Stefan et Nikolay ont ainsi décidé de passer à l’acte, fidèles à leur esprit entrepreneurial, en achetant des appareils pour mesurer la qualité de l’air via le projet Luftdaten.info qui est né à Stuttgart en 2015. Au départ, ils en ont donné une dizaine à leurs amis proches. Les données recueillies n’étant pas du tout bonnes, ils décident alors de les publier sur un site. Résultat : 400 stations vont être assemblées sur l’ensemble du pays à partir de la mi-octobre. « Notre projet a rapidement dérangé. Nikolay a eu le fisc sur le dos pendant deux mois et demi, mais ils n’ont rien trouvé, sourit Stefan. Notre but est simplement d’informer les gens. L’État ne possède que six vieilles stations, dont trois qui ne marchent pas. Et, bien sûr, ils truquent les données. »
« Les gens consultent nos données gratuitement et peuvent commander les appareils, sans commission, à partir du site. Nous avons aussi un laboratoire pour expliquer comment monter ces appareils car ils sont livrés en pièces détachées. La population peut ainsi savoir à n’importe quel moment où se promener en ville pour mieux respirer », s’enthousiasme Nikolay.
La maire de Sofia ne pouvait pas les ignorer très longtemps et a voulu les rencontrer. « Nous lui avons dit que si elle voulait un appareil, elle devait faire comme tout le monde et venir l’assembler ici après l’avoir commandé en ligne », conclut Stefan en souriant. Jordanka Fandakova a promis qu’elle allait le faire.
Les dernières élections législatives
En mars dernier, Boïko Borissov, dirigeant de Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie (le GERB, parti conservateur) a une nouvelle fois remporté les élections en prônant la fermeté à l’égard des migrants et de l’UE, et la fin des sanctions contre la Russie. Et ce devant un parti socialiste moribond. Le Gerb a gagné, contraint toutefois de s’allier à trois partis ultranationalistes, dont l’un ouvertement d’extrême droite et pro-russe. C’est la troisième fois que le controversé Boïko Borissov est Premier ministre de son pays.
Benjamin Ribout, envoyé spécial à Sofia (octobre 2017).