Smaranda Baciu, architecte, est spécialisée depuis plus de vingt ans dans la restauration et la rénovation du patrimoine historique. Son constat sur la situation en Roumanie…
Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de prise de conscience de l’importance de l’aspect esthétique d’une ville en Roumanie, quelle que soit sa dimension ?
D’abord parce qu’il y a un manque d’éducation dans ce domaine et de repères esthétiques. À cela s’ajoute la pauvreté qui rend les gens vulnérables, ils ne peuvent alors que se plier à une architecture bon marché et moche. Par ailleurs, partout dans le monde, l’espace urbain est censé répondre aux attentes de tout un chacun. Mais il s’agit là d’une mission toujours très difficile vu la diversité des habitants d’une ville. C’est la raison pour laquelle il est capital de se doter de professionnels et de leur faire confiance. Or, en Roumanie, des décennies de communisme et le renversement des valeurs ont complètement érodé la confiance de la population vis-à-vis de n’importe quel individu se disant être professionnel dans un domaine. Conséquence, tout le monde a l’impression de pouvoir tout faire. Y compris de construire.
Cela est-il en train de changer ?
Après 1989, alors que la Roumanie souffrait d’un manque d’experts et de stratégies de développement, en particulier au niveau local, on a assisté à une espèce d’exubérance, les constructions échappaient à tout contrôle. Pendant les années 1990, les villes roumaines ont vu pousser comme des champignons des bâtiments toujours plus hideux les uns que les autres. À partir des années 2010, bien que toujours mal organisées, les administrations locales ont commencé à se structurer davantage. Et sur les dix dernières années, la société civile a donné de la voix. On entend enfin parler d’intérêt public, de spécificité urbaine, de qualité de vie. Les effets bénéfiques de ce changement sont visibles notamment dans des villes comme Cluj ou Oradea, où l’administration locale essaie de gérer l’espace urbain en faveur de l’intérêt public. Il s’agit là d’une petite révolution, en général menée par des jeunes souvent formés dans des universités occidentales, et qui savent que la Roumanie peut faire mieux. À noter que cette conscience collective vis-à-vis de l’urbanisme a véritablement démarré avec l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne – en 2007, ndlr.
Pourquoi est-il si difficile de préserver et de restaurer le patrimoine architectural du pays ?
Nous bénéficions d’un patrimoine important, extrêmement varié et dont la construction s’étend sur 2000 ans, ce qui rend sa restauration intégrale particulièrement difficile. Elle implique de gros efforts logistiques et financiers afin de mettre en place un programme cohérent. À cela s’ajoutent les risques inhérents à toute zone sismique, comme c’est le cas à Bucarest. Au-delà des rénovations et autres restaurations, on ne peut se passer de travaux de consolidation pour une potentielle secousse de 8 sur l’échelle de Richter. À mon sens, une partie de ces efforts devrait être assumée par les communautés locales, et aussi par les habitants bénéficiaires directs de ce genre de travaux. Avec mes collègues architectes, à chaque fois qu’on discute du sujet restauration versus construction, je leur rappelle que chaque fin de semaine, tous ces gens qui habitent dans des complexes résidentiels neufs déferlent vers le centre-ville historique avec ses vieilles maisons refaites, ou encore passent leurs vacances dans des cités médiévales. Heureusement, l’Union européenne nous a donné un coup de main inespéré à travers des fonds structurels consacrés à la restauration, accordés lors des deux derniers exercices financiers.* Et c’est bien grâce à un financement public et suite à un appel d’offres lancé en 2019 que mon entreprise et ses partenaires ont pu commencer l’année dernière les travaux de restauration du Casino de Constanța.
Propos recueillis par Ioana Stăncescu.
* Parmi les projets menés par l’entreprise familiale Remon Proiect S.R.L de Smaranda Baciu grâce à ces fonds structurels figurent la restauration du monastère Negru Vodă de Câmpulung-Muscel, les églises Icoanei et Scaune de Bucarest, ou le château des Corvin à Hunedoara, en cours d’exécution.