Entretien réalisé le vendredi 5 mai en fin de journée, en français, au studio RFI Roumanie de Bucarest.
Simona Necula est la secrétaire générale du Centre régional francophone d’études avancées en sciences sociales de l’Université de Bucarest, le Cerefrea. Dans cet échange, elle parle de ses domaines d’expertise, d’égalité, de discriminations, mais aussi de francophonie…
Peut-on dire que l’histoire récente de la Roumanie, je pense évidemment à la période la plus dure du régime communiste, a d’une certaine façon atrophié le développement d’une société civile qui pourrait être parfois plus solidaire, plus égalitaire ?
Si l’on prend la thématique de l’égalité entre les hommes et les femmes, par exemple, celle-ci existe depuis longtemps en Roumanie. Dès la Première Guerre mondiale, il y a eu des associations de femmes qui défendaient leurs droits. Cependant, il est vrai que la période communiste a quelque peu modifié notre rapport à l’égalité de façon générale. Le parti communiste a créé une égalité artificielle. Conséquence, je pense qu’aujourd’hui les Roumains ont effectivement tendance à délégitimer les revendications d’égalité sociale ; on les associe systématiquement au communisme. Or, c’est une période que l’on veut oublier, éradiquer de notre mémoire. Par contre, lorsqu’il s’agit de parler de protection de l’environnement, je pense au projet de mine d’or de Roșia Montană, ou de lutte contre la corruption, les gens manifestent. La société roumaine est solidaire pour ce genre de thématiques, mais quand il s’agit d’égalité entre les individus, ça bloque. Je pense, par exemple, à la discrimination vis-à-vis des Roms ou des homosexuels.
D’un autre côté, la jeunesse d’aujourd’hui semble beaucoup plus consciente et sensible à l’égalité entre les individus…
Oui, et cela est dû en partie aux influences venues de l’étranger. L’entrée dans l’Union européenne en 2007 a notamment eu des effets tout à fait positifs sur la société civile roumaine. Nous avons dû mettre en place des lois qui poussent à plus d’égalité entre les personnes, il y a eu et il continue d’y avoir des financements de projets pour la consolidation d’une société plus égalitaire et plus solidaire. Les jeunes en bénéficient, je vois d’ailleurs comment mes étudiants s’intéressent à ces questions et veulent aussi savoir ce qu’il s’est passé sous le régime communiste, les lois anti-avortement, etc. Ils veulent davantage s’impliquer, travailler dans des ONG… D’autant qu’il y a beaucoup à faire. En tant que présidente du centre Filia, une organisation féministe qui s’occupe des droits des femmes et sensibilise sur les abus dont elles peuvent être victimes, les besoins sont immenses. Je pense aux mères-adolescentes, aux violences de genre, ou à la traite d’êtres humains. Sur tous ces sujets, avec quelques autres pays, la Roumanie caracole en tête des classements européens. Pour revenir à votre question, certes il y a une vraie prise de conscience de la part des jeunes, mais la société roumaine dans son ensemble reste très méfiante. Le dernier rapport du Conseil national de lutte contre les discriminations (Cncd, ndlr) montre que plus de 70% des Roumains ne font pas confiance aux Roms, aux homosexuels ou aux immigrés.
Vous êtes également impliquée dans l’enseignement du français et en français. Comment analysez-vous la place de la francophonie aujourd’hui dans le pays ?
On dit la francophonie en recul en Roumanie, mais depuis environ dix ans, je ne vois pas vraiment de recul, au contraire. Il y a, et ce de façon indéniable, beaucoup d’efforts réalisés pour valoriser les recherches francophones, grâce en particulier à des financements qui n’existaient pas avant. Je vois de plus en plus de programmes d’échanges, qu’il s’agisse d’Erasmus ou de programmes plus spécialisés. Certes, dans les années 1990, la France avait beaucoup financé les études de nombre d’intellectuels roumains qui sont aujourd’hui de parfaits francophones, je pense au directeur du centre Cerefrea, Florin Țurcanu, ou à Cristian Preda, le doyen de la Faculté des sciences politiques, mais il y en a tant d’autres. Moi-même j’ai pu bénéficier d’une bourse de l’Agence universitaire francophone (AUF, ndlr), ou encore de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Néanmoins, s’il y a une vraie reprise de ces opportunités francophones depuis une bonne dizaine d’années, obtenir des financements ou mobiliser de jeunes chercheurs reste compliqué, il faut se battre. D’autant qu’en Roumanie, le milieu académique n’est pas encore complètement ouvert aux recherches sur les discriminations systémiques, je fais là référence au projet européen que nous sommes en train de monter. Mais je suis optimiste, en tout cas mes étudiants m’aident à le rester.
Propos recueillis par Olivier Jacques.