Dorin Dobrincu est historien, spécialisé dans la résistance anti-communiste en Roumanie. Actuellement chercheur à l’Institut d’histoire « A.D. Xenopol » de Iași, il a été le directeur des Archives nationales de Roumanie de 2007 à 2012. Dans cet entretien, il se penche sur les mouvements et partis extrémistes qui ont parcouru l’histoire du pays…
La présence d’un parti extrémiste comme AUR (1) au sein de l’échiquier politique roumain n’est pas une nouveauté. Que nous apprend l’histoire du pays ?
La Roumanie a connu dans son histoire récente non seulement l’existence de partis extrémistes, mais aussi des moments où ils étaient au pouvoir, notamment pendant l’entre-deux-guerres (1918-1939, ndlr). Ces groupes politiques comportaient plusieurs caractéristiques ; ils détestaient la modernité, intériorisaient le complexe de forteresse assiégée, prônaient l’ethnonationalisme, ils étaient explicitement contre les minorités ethniques ou religieuses, et antisémites. Lors des dernières élections libres de l’entre-deux-guerres, les nationalistes-chrétiens et les légionnaires ont recueilli près de 25 % des voix. Le Parti national chrétien forma même un gouvernement pendant une courte période, durant l’hiver 1937-1938, et le Mouvement des légionnaires accéda au pouvoir en 1940, sous l’autorité de Ion Gigurtu (2), puis au sein du gouvernement d’Ion Antonescu (3). Dans les partis dominants, le PNL (Parti national libéral, ndlr), le Parti du peuple et le Parti national paysan, il y avait aussi beaucoup de nationalistes et d’antisémites. De fait, tous les pays de cette partie de l’Europe souffraient des mêmes complexes, ils se sentaient en insécurité et se détestaient. L’autre extrême pendant cette période était représentée par les communistes qui se sont renforcés, comme partout en Europe, dans le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un régime communiste s’est alors s’installé à Bucarest, et il dura pendant près d’un demi-siècle.
(1) Alliance pour l’unité des Roumains. Formation nationaliste et très conservatrice, opposée entre autres aux mesures sanitaires de lutte contre la pandémie actuelle. Elle a créé la surprise lors des élections législatives de 2020 en remportant plus de 9% des suffrages.
(2) Membre du Front de la renaissance nationale, Ion Gigurtu fut président du Conseil des ministres de la Roumanie de juillet à septembre 1940.
(3) Militaire de carrière et chef du gouvernement de 1940 à 1944, Ion Antonescu engagea la Roumanie aux côtés de l’Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale.
Quelles sont les similitudes entre le communisme radical de l’ancien dictateur Nicolae Ceaușescu, tel que les Roumains l’ont vécu notamment à la fin de son régime, et un pouvoir d’extrême droite ?
Nicolae Ceaușescu a développé ce que nous appelons le national-communisme roumain. Afin de légitimer son autorité, il a récupéré de façon sélective des idées et des figures du nationalisme roumain, et s’est présenté comme une sorte de descendant de figures antiques et médiévales fortement mythifiées. Après 1989, les idées issues du communisme national se sont perpétuées. Dans le même temps, celles des extrémistes de l’entre-deux-guerres ont de nouveau circulé. L’histoire que connaissent la plupart des Roumains est un mélange d’informations et d’interprétations de manuels scolaires du passé, de films de propagande réalisés par Sergiu Nicolaescu (4), auxquels s’est ajoutée la revalorisation de l’image d’Ion Antonescu dans les années 1990. Complexes d’infériorité, anti-européanisme et culture de l’exception roumaine ont été habilement manipulées par des gens qui ont cherché la notoriété, une carrière politique, et l’accès aux ressources publiques. Certes, après 1989, il n’y avait pas de pouvoir explicitement extrémiste en Roumanie. Cependant, il y a eu des partis extrémistes au gouvernement entre 1992 et 1996. Afin d’assurer sa majorité parlementaire, le PDSR (l’actuel PSD, ndlr) a attiré à ses côtés le PUNR, le PRM et le PSM (5) au sein du dénommé « quadrilatère rouge ». Et après la disparition de ces trois partis, certains militants ont été récupérés par les partis dominants, notamment le PSD. D’autres ont également rejoint le PNL, consolidant l’aile nationaliste de ce parti. Quant à la situation actuelle, sans les angoisses causées par la pandémie, à mon sens l’apparition et l’ascension de AUR n’auraient probablement pas été possibles.
(4) Réalisateur, scénariste, acteur, Sergiu Nicolaescu (décédé en 2013) a été l’un des cinéastes les plus prolifiques de Roumanie. Malgré des productions parfois controversées, il s’est toujours défendu d’avoir fait des films historiques commandés par le pouvoir en place.
(5) PUNR : Parti de l’unité nationale roumaine – PRM : Parti de la grande Roumanie – PSM : Parti socialiste du travail.
Selon vous, est-il possible qu’un parti ou une coalition autoritaire et populiste comme le Fidesz de Viktor Orbán en Hongrie prenne le pouvoir en Roumanie ?
La tentative de copier le modèle de Viktor Orbán en Roumanie était visible à l’époque où Liviu Dragnea (6) dirigeait le PSD et changeait de Premier ministre selon son bon vouloir. Mais le courant pro-européen s’est avéré plus fort. Ceci étant, en Roumanie comme dans toute la région, les choses semblent bouillir politiquement, socialement et économiquement. Après plus d’une décennie, nous avons au Parlement un parti avec un agenda extrémiste (AUR, ndlr), qui promeut un discours de haine avec des thèmes de rupture sociale. Sa force parlementaire est faible, mais on assiste à une augmentation visible de sa popularité dans les sondages sur fond de craintes et de graves erreurs de part de la présidence et du gouvernement. Néanmoins, il n’y a pas de parti autoritaire en Roumanie capable de prendre le pouvoir. Je crains plutôt que la dérive populiste des principaux partis ne se poursuive.
Propos recueillis par Carmen Constantin.
(6) Récemment libéré, Liviu Dragnea a été condamné à trois ans et demi de prison et incarcéré en 2019 pour abus de pouvoir.
Note : Après plusieurs entretiens sur la situation politique en Roumanie (voir nos précédentes éditions), la rédaction reviendra sur le sujet dans les semaines à venir. Pour l’instant, aucun gouvernement stable n’a été mis en place et les négociations entre les principaux partis s’éternisent.