Entretien réalisé le mardi 23 avril dans la matinée à la Faculté d’histoire de l’université de Bucarest, en roumain.
Dans sa campagne pour les élections européennes, le parti d’extrême droite AUR (Alliance pour l’unité des Roumains) n’hésite pas à se réapproprier des figures historiques telles que Vlad Țepeș qui a inspiré le personnage de Dracula dans le roman de Bram Stoker. Explications avec Marian Coman, historien spécialiste de la Valachie médiévale et conférencier à la Faculté d’histoire de l’université de Bucarest…
Au lieu des photos habituelles de candidats, les affiches de campagne du parti AUR présentent des personnages de l’histoire roumaine, comme Vlad Țepeș dit Vlad l’Empaleur, prince de la Valachie au 15ème siècle. Pour quelles raisons ?
Si les récits historiques, notamment saxons et ottomans, le dépeignent comme un tyran sanguinaire et cruel, Vlad Țepeș est considéré comme un héros dans le récit national. Au 19ème siècle, lors de la fondation d’une Roumanie moderne qui se détacha de l’Empire ottoman, les nationalistes l’ont intégré au panthéon des grands hommes. Il est celui qui a combattu le sultan avec sa petite armée. Dans les récits slavons, sa violence justifiée pour que règnent l’ordre et la justice était perçue comme quasi divine. Dans la campagne d’AUR, son portrait est souvent placé à côté de celui d’Étienne le Grand, prince de Moldavie, et de Michel le Brave, voïvode considéré comme le premier unificateur des trois régions roumaines avec la Transylvanie. Les trois hommes sont des personnages historiques qui ont lutté contre de grands empires. Ils ont tous les trois cette dimension unificatrice qui les lie et qui est mise en avant par le récit national établi au 19ème siècle. Aujourd’hui, Vlad Țepeș est un personnage qui s’intègre parfaitement dans cette tentative de récupération historique au sein d’un discours d’extrême droite anti-européen. Il y a la dimension guerrière, héroïque, très attirante pour l’électorat d’extrême droite, et celle qui vient des historiographies du 19ème siècle, début du 20ème, où « notre » Vlad Țepeș devait faire face aux représentations faussées de Dracula. Car il aurait été « volé » par les Occidentaux. Symboliquement, Vlad Țepeș peut être valorisé dans plusieurs sens.
La figure de Vlad Țepeș a-t-elle été déjà utilisée dans d’autres discours politiques ?
Oui, il a été utilisé par le dictateur Nicolae Ceaușescu qui, à travers sa politique nationale-communiste, l’a réintégré au sein de son récit national dans les années 1970. D’ailleurs, les discours et représentations autour de Vlad Țepeș permettent d’évaluer à quel point la société est polarisée et fracturée. Ce personnage déchaîne toujours les passions. Par exemple, la série Netflix « L’essor de l’Empire ottoman » dans laquelle apparaît Vlad Țepeș a provoqué beaucoup de débats en Roumanie. En tant que médiéviste, cela m’a surpris. Vlad l’Empaleur est redevenu un personnage important et c’est inquiétant, cela suggère une fracture sociétale au sein de laquelle un groupe nationaliste autochtone, qui fait fi de la violence de l’individu, et un autre plus progressiste, pleinement européen, deviennent de plus en plus divisés et en conflit.
Quels autres personnages historiques de la période médiévale mériteraient d’être plus visibles ?
Mes intérêts sont sans doute différents des attentes du public roumain, et le discours des spécialistes est malheureusement peu visible. Personnellement, je suis très intéressé par les figures de femmes du 16ème siècle, comme Doamna Chiajna et Ecaterina Salvaresso qui ont joué un rôle politique important. Il y a aussi d’autres personnages chrétiens qui auraient pu être récupérés par l’extrême droite, car la chrétienté est une composante importante de son discours. Je pense en particulier à Neagoe Basarab V et Constantin Brâncoveanu, considérés comme martyrs, et qui ont construit des monuments ecclésiastiques importants. Mais il n’est pas surprenant que l’extrême droite ait plutôt choisi des figures martiales qui ont mené des batailles. Elles sont plus facilement associées à un discours anti-européen très simpliste.
Propos recueillis par Marine Leduc.