Entretien réalisé le mardi 18 avril dans l’après-midi, par téléphone et en français.
Analyse des dernières tendances politiques en Roumanie avec Silvia Marton, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Bucarest…
Quelle est la pertinence des récents sondages d’opinion à un an des élections (parlementaires, locales et présidentielle, ndlr)* ?
Je ne leur accorderais pas beaucoup de crédit, pour le moment. En général, les sondages ne mesurent que les intentions de vote, et entre l’intention et le vote, l’écart est parfois très grand. Je mentionnerais seulement que si le PNL semble toujours devant le parti AUR, les deux principaux partis parlementaires actuels qui forment la coalition au pouvoir, le PSD et le PNL, sont en légère baisse. La croissance constante est du côté d’AUR**.
* Un sondage de l’institut INSCOP – réalisé à la demande du PNL et cité par Digi24 début avril – montre que le PSD a légèrement baissé, il est passé sous la barre des 30%, les libéraux sont à 21%, USR stagne à 12%, tandis qu’AUR atteint 17% des intentions de vote.
** Sur les partis mentionnés dans cet entretien :
PNL : Parti national libéral, centre-droit / PSD : Parti social-démocrate, actuellement au pouvoir avec le PNL / USR : Union Sauvez la Roumanie, centre-droit / AUR : Alliance pour l’Union des Roumains, formation nationaliste et traditionaliste qui revendique notamment l’union de la Roumanie avec la République de Moldavie.
Un parti d’extrême droite comme AUR pourrait-il arriver au pouvoir après les élections de l’an prochain ?
C’est une possibilité. Un an, d’un point de vue électoral, est une période de temps relativement longue. AUR est en hausse depuis plusieurs mois, il devrait atteindre prochainement 20 % des intentions de vote, ce qui est très inquiétant. Cela montre qu’il y a, en Roumanie, une crise majeure en termes d’idéologies et du système des partis, je dirais même du régime politique dans son ensemble. Et ce alors que nous bénéficions actuellement d’une vraie stabilité économique et politique. Les deux grands partis au pouvoir, le PSD et le PNL, qui souhaitent continuer à gouverner, sont incapables de transformer cette stabilité et la croissance économique en capital politique. Ils ne sont pas non plus en mesure de capitaliser politiquement sur le PNRR (Plan national de relance et de résilience, ndlr). Je trouve plutôt triste qu’AUR soit paradoxalement en hausse dans un contexte de stabilité, un parti anti-système, un parti rancunier qui attise les peurs, les angoisses, un parti destructeur, un parti anti-européen, un parti anti-pluraliste. La dernière fois que quelque chose du même ordre s’est produit, c’était dans les années 1990. Mais l’instabilité politique était alors à son paroxysme, et l’économie dans le rouge.
Que manque-t-il aux leaders actuels ? Et pourquoi le parti USR n’arrive-t-il pas à s’imposer comme alternative démocratique ?
Il est d’abord surprenant de voir à quel point le PNL et le PSD sont médiocres dans la promotion de candidats éventuellement de qualité, que ce soit pour les élections parlementaires, locales ou la présidentielle. Tous les noms qui circulent me semblent encore plus faibles que les partis eux-mêmes. Entre parenthèses, AUR ne semble pas non plus disposer de candidats visibles et charismatiques. Tant au sein du PNL qu’au PSD, la sélection du personnel politique a été désastreuse. On essaie d’identifier des noms, des arguments et des programmes intéressants, on les cherche avec une bougie mais on ne les trouve pas. Il est déjà bien difficile de se souvenir des noms des ministres. Sans parler des problèmes qui accablent la scène politique, comme celui des régimes spéciaux de retraite – dont bénéficient notamment les fonctionnaires des ministères de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice, ndlr. Il s’agit d’une question complexe de justice sociale, une question technique sur laquelle la coalition est dans l’impasse. Aucune voix crédible ne se fait entendre, ni du PNL ni du PSD, bien qu’il semblerait qu’une majorité de leurs membres soient d’accord avec une révision radicale des régimes spéciaux de retraite. Ceci étant, certains des dirigeants de ces partis sont eux-mêmes bénéficiaires de ces régimes spéciaux… Or, la mesure est cruciale, le PNRR en dépend – la réforme des régimes de retraite est l’une des conditions d’octroi des fonds du PNRR par la Commission européenne, ndlr. Ce programme est particulièrement attendu, il sera profitable pour la société roumaine dans son ensemble. C’est d’ailleurs au niveau local que le PNRR aura le plus grand impact, les représentants locaux des partis politiques en seront les premiers bénéficiaires ; alors que de leur côté, les dirigeants au niveau central des partis hésitent encore sur la modification des régimes spéciaux de retraite… Il sera intéressant de voir si cette situation créera des tensions au sein des partis entre le pouvoir central et les autorités locales.
Pour revenir à votre question concernant le parti USR, après un bon résultat aux élections parlementaires de 2020, il n’a pas su profiter du contexte positif dans lequel il se trouvait. Le discours et les comportements se sont dilués, et la communication publique d’USR a manqué de cohérence. Aujourd’hui encore, USR est toujours perçu comme un parti de niche. Les quelques élus locaux d’USR ont beaucoup promis, mais leur façon de gouverner n’a pas été à la hauteur des promesses. Certes, l’avenir d’USR reste ouvert. En un an, il peut encore se rassembler en tant qu’organisation, et rassembler des électeurs. Mais dans l’ensemble, il est problématique pour la qualité de la démocratie roumaine qu’une opposition crédible n’ait pas pu se former de l’intérieur du système des partis politiques, et que la scène soit libre pour un parti anti-système comme AUR. Enfin, pour conclure, je mentionnerais un péché commun à l’ensemble des principaux partis modérés : l’absence d’une position favorable et sans ambiguïté à l’égard de l’Union européenne, ce qui évidemment profite à AUR. Bien que nous devions à l’UE la manière dont la Roumanie s’est développée au cours des trente dernières années, aucun des partis, et malheureusement pas même le chef de l’État, le président Klaus Iohannis, n’a dit de façon claire qu’il n’y a pas d’autre modèle de développement durable en dehors de l’Union. Or, en moins d’une génération, tous les indicateurs économiques et de qualité de vie ont doublé voire triplé. Rappeler avec conviction que nous appartenons à la famille européenne est une idée qui, à mon avis, aurait un grand impact sur la société roumaine. Nos racines européennes sont anciennes ; malheureusement, nos dirigeants oublient magistralement de les mettre en avant. Par ailleurs, ce message de destinée européenne inébranlable donnerait un poids encore plus important à la position de la Roumanie face au contexte de guerre actuel. Il est bien dommage que nos politiques ne le voient pas.
Propos recueillis par Carmen Constantin.