Entretien réalisé le mercredi 15 janvier dans la matinée, par téléphone et en français (depuis Cluj-Napoca).
Après l’analyse de Silvia Marton au niveau national, Sergiu Mișcoiu, professeur de sciences politiques à l’université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca, se penche sur l’élection présidentielle roumaine dans un contexte plus large…
Sait-on aujourd’hui en quoi a consisté l’ingérence d’un État étranger invoquée par les autorités pour annuler le premier tour de l’élection présidentielle en décembre dernier, et n’y a-t-il pas un risque que cela se reproduise lors du nouveau scrutin prévu en mai ?
À ce jour, nous ne disposons pas d’informations claires ni de preuves concernant la manière dont l’ingérence russe a fonctionné. Car l’État étranger en question ne peut être que la Russie, reconnaissons-le. Il existe de nombreux indices, dont des sociétés et des personnes – ayant joué un rôle dans la campagne électorale, ndlr – qui sont associées à des groupes liés au Kremlin, ou encore des transferts de fonds suspects. Mais au-delà de ces indices, plutôt intuitifs, nous n’avons malheureusement pas vu du côté des autorités roumaines la détermination de faire toute la lumière sur cette question. Nous en sommes pour l’instant réduits à des conjectures, vraisemblables, certes, mais pas plus. Et c’est bien regrettable puisque cette allégation a représenté l’un des principaux arguments ayant justifié la décision d’annuler le scrutin, et un ferment ayant mobilisé de nombreux experts, intellectuels, journalistes ou simples citoyens en faveur de l’état de droit, de la démocratie et de l’appartenance de la Roumanie à l’espace euro-atlantique. Les choses ont malheureusement très peu évolué, et, tant que cette ingérence n’est pas démontrée et que nous ignorons qui a agi et comment, il est fort probable qu’une action similaire, impliquant des moyens plus subtils ou plus difficiles à identifier, se reproduise lors du prochain cycle électoral. Nous n’avons aucune garantie d’en être mieux protégés.
Si la Roumanie élit un président d’extrême droite, que se passera-t-il concernant les relations du pays avec l’Union européenne ?
Un tel scénario se traduirait par une fragilisation de la position de la Roumanie au sein de l’UE, mais aussi de la position de l’UE dans ses relations extérieures. Le gouvernement en place dispose d’une majorité relativement faible ; on se demande comment il va pouvoir fonctionner en cas d’élection d’un président d’extrême droite. Il est évident que cela impliquerait aussi un changement de ton dans notre politique étrangère, car le président joue un rôle important dans ce domaine. Il s’agirait d’un signal négatif dont l’Europe n’a pas besoin. En outre, la Roumanie risquerait d’être secouée par toutes sortes de conflits internes, avec sans doute des tentatives de suspension et de destitution du président, de marginalisation du pouvoir législatif, ou encore d’intrusion dans l’action du gouvernement. La Roumanie serait donc fragilisée sur un plan international, les conflits sociaux et économiques s’aiguiseraient, tandis que la capacité de l’Europe à faire bloc contre des menaces émanant de la Russie, contre la concurrence chinoise, ou encore contre le souhait du président américain Donald Trump d’influer sur ce qu’il se passe au sein de l’UE, diminuerait dramatiquement. En résumé, le projet européen serait affaibli.
Quels sont les dénominateurs communs aux pays d’Europe centrale et orientale qui les rendent plus susceptibles à choisir des régimes extrémistes ?
Il y a en effet plusieurs facteurs. Premièrement, dans cette partie de l’Europe, les forces extrémistes, radicales ou nationalistes n’ont pas eu gain de cause lors des différentes élections tenues dans les années 1990 et 2000, ce qui s’explique par l’enthousiasme libéral et démocratique, tout comme par l’adhésion à l’Otan et à l’UE. Ensuite, il y a la fatigue démocratique, les erreurs commises par des élites qui n’ont pas compris l’importance des réformes qu’elles étaient appelées à mettre en œuvre, ainsi que, et surtout, le changement générationnel. Toute une nouvelle génération n’a pas connu le communisme, ni la lutte pour la liberté et la démocratie. L’ensemble de ces facteurs a entraîné un virage plutôt brusque vers cette zone extrémiste, nationaliste. Ce virage est encouragé par des moyens spécifiques, notamment via les réseaux sociaux, y compris par des acteurs internationaux importants regroupés, par exemple, autour des ultraconservateurs et des radicaux américains qui se proposent de réécrire l’histoire contemporaine en privilégiant le discours nationaliste et extrémiste.
Propos recueillis par Mihaela Rodina (15/01/25).