Entretien réalisé le vendredi 17 janvier dans la matinée, par téléphone et en français.
Maître de conférences à la Faculté de sciences politiques de l’université de Bucarest, Silvia Marton revient sur les secousses qui ont traversé l’actualité politique roumaine en fin d’année dernière…
Selon vous, la Cour constitutionnelle a-t-elle bien fait d’annuler le premier tour de l’élection présidentielle ?
Ce fut certainement un choix difficile. Dans une démocratie, annuler une élection législative ou présidentielle, c’est l’arme atomique. D’où la controverse. Politiquement, il y avait un risque certain qu’un candidat antisystème (Călin Georgescu, ndlr), sans réel programme pour gouverner le pays, remporte l’élection. Mais il s’agissait d’un risque « démocratique » puisque, rappelons-le, en démocratie, le vote des citoyens constitue la règle d’or. La Cour a donc effectué un choix politique afin d’éviter que le pays ne soit gouverné par un candidat antisystème. Et elle a mis en avant des arguments constitutionnels se basant sur des informations assez contradictoires fournies par les services de renseignement quant à l’ingérence d’un État étranger. Un choix très courageux d’un côté, mais qui, dans le même temps, a empêché l’expression de la voix du peuple. D’autant que l’argumentaire a été trop limité, la Cour s’est mal exprimée, tout comme l’ensemble des acteurs politiques. C’est d’ailleurs le nœud du problème ; personne n’a été en mesure d’expliquer ce choix de manière transparente et cohérente. Il n’y a pas eu de clarifications quant à l’ingérence russe, ou concernant la campagne du candidat Georgescu. Ce dernier a déclaré avoir fait campagne sans argent, ce qui est impossible, et surtout contraire à la législation qui implique de déclarer ses dépenses. Nous manquons d’éléments, rien n’indique non plus que nous allons les obtenir. Et rien ne laisse croire que le président Klaus Iohannis pousse dans ce sens les services de renseignement, le Conseil de sécurité nationale ou les procureurs.
Cela ne renforce-t-il pas le risque de voir un candidat extrémiste l’emporter lors de la nouvelle élection en mai ?
Tout cela ne fait que rajouter du trouble, en effet. D’autant que selon des révélations de médias roumains, les deux partis de la coalition au pouvoir, le Parti social-démocrate (PSD) et le Parti national libéral (PNL), ont chacun donné des consignes de vote afin qu’une partie de leurs électeurs soutiennent également l’un des candidats de l’extrême droite, George Simion de AUR et Călin Georgescu, dans le but d’avoir un adversaire plus facile à battre au second tour. Ces calculs politiques mesquins, qui ont bien entendu impliqué des dépenses et beaucoup d’énergie, décrédibilisent la coalition. C’est à la fois déplorable et dangereux vu le mécontentement des citoyens. Un mécontentement pluriel, qui implique des individus et des groupes très divers et de différentes régions du pays. Des gens déçus par le manque d’honnêteté des politiciens au pouvoir, qui déplorent aussi leur manque d’implication dans les enjeux européens et internationaux. Le vote protestataire a donc le vent en poupe ; un vote qui non seulement conteste les politiques gouvernementales mais surtout souhaite renverser la démocratie. Le risque de ce vote antisystème est évident, encore plus au sein d’une jeune démocratie comme la nôtre. Ce que j’observe par contre, et pour nuancer, c’est qu’il y a une rivalité entre ces différents leaders extrémistes, il n’y a pas d’unité politique. Cela devrait fragmenter leur électorat.
Comment les Roumains pourraient-ils redonner confiance à leurs politiques ?
Le fait que Klaus Iohannis ait refusé de démissionner – selon lui, pour « superviser le processus démocratique », ndlr – ne fait qu’alimenter le mécontentement. Il aurait dû permettre à la nouvelle coalition élue d’assurer l’intérim et de clarifier les choses en vue de préparer l’échéance démocratique. La désignation de Crin Antonescu – ancien président du PNL et du Sénat, ndlr – comme candidat commun à la coalition est également un calcul perdant, à mon avis. Lui-même a bien conscience de manquer de crédibilité, ce qui devrait profiter au vote antisystème. Par ailleurs, cela montre que les deux partis de la coalition au pouvoir ne s’entendent décidément pas, et qu’ils manquent de personnel politique. Ils en sont réduits à des stratégies pitoyables que j’évoquais précédemment. Leur incapacité à construire des politiques publiques à moyen et long terme, à élaborer un budget de manière cohérente, à peser sur les enjeux européens et externes, tout cela exaspère. Ils évoquent actuellement la réforme administrative du pays, véritable serpent de mer post-1989. C’est très important, certes, mais personne ne dit comment y parvenir concrètement. Leur absence de courage politique ne fait que cultiver la révolte et accroître l’anxiété des citoyens. Ceci étant, malgré tout, n’oublions pas que notre démocratie fonctionne ; il va y avoir une nouvelle élection présidentielle. Le vote demeure un instrument clé dans l’esprit des Roumains, même pour les antisystèmes. Quant à la violence, elle est marginale ; notre démocratie est pacifique. De ce point de vue, je garde espoir. Tout va dépendre de la qualité de la campagne électorale à venir, en termes de débats et de transparence. Sans oublier, bien sûr, les clarifications sur ce qu’il s’est passé en décembre.
Propos recueillis par Benjamin Ribout (17/01/25).