Entretien réalisé le lundi 21 novembre dans l’après-midi, par téléphone et en français (depuis Cluj-Napoca).
Malgré l’attitude souvent provocatrice du dirigeant hongrois Viktor Orbán, les relations entre la Roumanie et la Hongrie se développent, estime Sergiu Mișcoiu, professeur de sciences politiques à l’université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca…
De nombreuses initiatives, comme le projet d’un train à grande vitesse entre Bucarest et Budapest, rapprochent la Hongrie et la Roumanie, en dépit de tensions politiques récurrentes. Comment voyez-vous l’évolution des relations entre les deux pays ?
Depuis plusieurs années, il est effectivement intéressant de noter que les relations roumano-hongroises n’évoluent pas en lien direct avec les dérives du régime de Budapest. Viktor Orbán s’adresse surtout à un public national et aux minorités hors des frontières. Il a ainsi réussi à rassembler, et persiste à diffuser un discours provocateur gagnant. D’un autre côté, que ce soit vis-à-vis de la Roumanie ou d’autres États voisins tels que la Slovaquie, la Serbie ou l’Ukraine, les dérapages d’Orbán ne semblent pas avoir d’impact réel sur le bon déroulement des relations bilatérales. Au contraire, on peut parler de véritables progrès, qu’il s’agisse de coopérations transfrontalières ou de projets d’infrastructures. Par ailleurs, si les ponts créés entre les milieux universitaire ou entrepreneurial portent nécessairement une dimension culturelle, ils ne sont pas exclusivement liés à la langue ou à la culture hongroise à l’étranger, et s’émancipent de façon beaucoup plus large.
Les politiques de la Roumanie envers la minorité hongroise sont-elles conformes aux critères européens concernant le respect des droits des minorités ?
Ces critères européens auxquels vous faites allusion sont assez flous. Je ne pense même pas qu’on puisse parler de critères européens, au sens propre du terme. En Europe, il y a des pays comme la France qui n’admettent pas l’existence de droits pour les ethno-minorités culturelles, et interdisent notamment le recensement des groupes ethniques ou religieux. Sur ce sujet, le continent présente une diversité de contextes, et non un ensemble global de critères et de valeurs. Ceci étant, si l’on regarde les pratiques actuelles dans les parties les plus multiculturelles d’Europe, je crois que la Roumanie se classe brillamment parmi les pays qui ont beaucoup avancé dans le domaine, avec la reconnaissance de droits étendus pour les minorités ethno-culturelles, et surtout grâce à un mécanisme de représentation politique très favorable aux groupes minoritaires. Peu de pays dans le monde peuvent se prévaloir d’un système au sein duquel chaque minorité est représentée au Parlement par un député. Néanmoins, sur le terrain, la situation des communautés roms demeure très difficile ; des communautés historiquement nomades et/ou prises en esclavage jusque dans la seconde moitié du 19ème siècle, marginalisées et, en somme, très peu incluses dans la société roumaine.
La figure d’un Viktor Orbán à la roumaine pourrait-elle réussir à prendre le pouvoir ?
Dans l’absolu, ce genre de personnage politique séduit déjà beaucoup, et pas seulement les Roumains mais aussi toutes sortes de citoyens européens, y compris d’Europe occidentale. En Italie, par exemple, Orbán a été abondamment évoqué lors de la campagne électorale de Giorgia Meloni – présidente du Conseil des ministres d’Italie depuis fin octobre, ndlr – et de ses alliés, précisément pour montrer leur adhésion à un type de discours et de personnalité. Cependant, pour les Roumains, Viktor Orbán a toujours souffert d’une hibă irrémédiable ; j’utilise intentionnellement ce terme de hibă qui vient de la langue hongroise, et qui veut dire défaut. Chez les Roumains aux tendances conservatrices et nationalistes, Orbán est avant tout hongrois, il ne peut donc pas être un modèle, l’histoire entre les Hongrois et les Roumains empêche toute identification. Mais si l’on met de côté l’appartenance ethnique d’Orbán, son discours et son soi-disant courage à tenir tête à Bruxelles et à faire avancer un agenda national sont certainement appréciés par l’électorat conservateur roumain.
Propos recueillis par Carmen Constantin.